Les Rohingyas, nouvelle cause musulmane
La Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite multiplient les initiatives en faveur de la minorité musulmane pourchassée par l’armée birmane. Ils craignent de se laisser déborder dans la région par les djihadistes
Un Boeing 747 rempli de tentes, de couvertures et de vivres atterrira ce vendredi matin au Bangladesh. Puis une vingtaine de camions prendront la direction de la frontière avec la Birmanie, où s’entassent près de 420000 Rohingyas, ces musulmans chassés de chez eux par l’armée birmane. L’ONU espère que ce vol sera le premier d’une longue série, tant la situation humanitaire est critique. C’est l’Arabie saoudite qui finance cette opération.
Le royaume n’est pas seul en première ligne de la défense des Rohingyas, considérés depuis des années comme la minorité la plus persécutée du monde mais longtemps oubliés. Grand rival de l’Arabie saoudite, l’Iran se préoccupe également de la détresse des Rohingyas, même s’ils ne font pas partie de la branche chiite de l’islam.
Mi-septembre, le guide suprême iranien, Ali Khamenei, appelait les pays musulmans à exercer des pressions sur la Birmanie. Il en profitait pour «enterrer» l’institution du Prix Nobel, attribué en 1991 à l’opposante birmane Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui à la tête du gouvernement, la «dame de Rangoun» rechigne à condamner les exactions des militaires, encore tout-puissants en dépit de l’ouverture démocratique.
Une question longtemps négligée
A Genève, les pays de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) s’activent pour faire condamner la Birmanie au Conseil des droits de l’homme, réuni ces jours. Ils étaient loin d’être aussi engagés par le passé, malgré les mises en garde internationales répétées sur les discriminations visant les Rohingyas. Mais tous ces pays craignent d’être débordés par des groupes islamistes plus radicaux.
«Nous n’avons pas attendu les derniers événements pour nous émouvoir», défend pour sa part Hani Ramadan, le directeur du Centre islamique à Genève. Le prédicateur dit mentionner fréquemment le triste sort des Rohingyas dans ses prêches. Des collectes sont organisées auprès des fidèles. «A but humanitaire», précise le Genevois. Il entrevoit en Birmanie une spirale comparable à celle qui a englouti la Syrie. «Les victimes des persécutions prennent les armes pour se défendre et sont considérées comme des terroristes», dit-il.
La Birmanie, pays à 90% bouddhiste, a toujours considéré les Rohingyas comme des étrangers venus du Bangladesh à la faveur de la colonisation britannique. Malgré leur présence dans l’Etat de Rakhine (ouest) depuis des générations, les musulmans n’ont pas de papiers officiels et n’ont pas accès au système de santé et éducatif. «Le nouvel engagement de l’OCI est le bienvenu, commente John Fisher, le directeur de Human Rights Watch à Genève, d’autant que ces pays sont habituellement réticents à pointer du doigt un Etat en particulier.»
Le militant des droits de l’homme voit dans ce regain d’activisme musulman la conséquence de la dégradation de la situation dans l’Etat de Rakhine depuis le 25 août dernier. Ce jour-là, un mystérieux groupe rebelle, l’Armée du salut des Rohingyas d’Arkan (ARSA), attaquait des postes de police, déclenchant de terribles représailles de l’armée birmane. Villages incendiés, habitants pourchassés et exécutés, cette campagne d’expulsion de masse est désormais qualifiée de «nettoyage ethnique» par l’ONU.
Vives tensions au Bangladesh
Contre les autorités birmanes, c’est la Turquie qui a été la plus rapide et la plus véhémente, le président, Recep Tayyip Erdogan, n’hésitant pas à évoquer un «génocide». Cette surenchère rhétorique intervient «sur fond de compétition entre l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie pour le leadership du monde arabo-musulman, analyse pour sa part Jean-Marc Rickli, spécialiste du Moyen-Orient au Centre de politique de sécurité à Genève. Par le
«La propagande djihadiste tente de se saisir de la tragédie des Rohingyas pour s’implanter plus solidement en Asie du Sud-Est» JEAN-PIERRE FILIU, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS EN HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT CONTEMPORAIN À SCIENCES PO PARIS
passé, cette lutte était un choc entre des nationalismes et des visions de panarabisme laïque. Désormais, elle se joue sur le terrain religieux».
Les tensions religieuses sont aussi exacerbées chez le voisin occidental de la Birmanie. Le Bangladesh, troisième pays musulman le plus peuplé, est le théâtre de manifestations islamistes en solidarité avec les Rohingyas persécutés. A tel point que la minorité bouddhiste craint d’être prise à partie. Certains experts vont plus loin: tous les ingrédients seraient réunis pour faire de la région un aimant à djihadistes. «La propagande djihadiste tente de se saisir de la tragédie des Rohingyas au profit, entre autres, d’une implantation plus solide de l’Etat islamique en Asie du SudEst», écrit Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po Paris, sur son blog.
Acculés dans leur califat en Syrie et en Irak, les combattants de l’Etat islamique (EI) pourraient réapparaître en Asie du Sud-Est, comme ils l’ont fait récemment aux Philippines. Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de d’EI, mentionnait la Birmanie comme un possible débouché dès 2014. A la faveur des dernières atrocités perpétrées contre les Rohingyas, des vidéos circulent montrant des combattants indonésiens prêts à se battre aux côtés de leurs frères musulmans en Birmanie.
«L’ARSA ne veut pas du soutien d’Al-Qaida ou de l’Etat islamique. Elle dit qu’elle n’est financée par aucun pays étranger», tempère Remy Mahzam, chercheur auprès de l’Institut S. Rajaratnam de Singapour, spécialisé dans l’étude du djihadisme en Asie. Mais il prévient: «La violence appelle la violence. L’absence de dialogue politique entre la rébellion et les autorités birmanes risque d’aggraver encore ce conflit.»
▅