Le Temps

La légitimité des investisse­ments chinois en Suisse remise en question

- OLIVIER FELLER, CONSEILLER NATIONAL (PLR/VAUD)

La Chine, guide s uprê me mondial? Jusqu’à présent, l es dirigeants chinois camouflaie­nt autant que possible leur ambition de parvenir au leadership mondial derrière de simples préoccupat­ions de développem­ent économique. La couverture de façade demeure. De Lima à Davos, le président chinois et secrétaire général du parti communiste, Xi Jinping, s’est fait ces derniers mois le chantre du libre-échange dont son pays sait si bien moduler les règles en fonction de ses intérêts. A commencer dans le domaine de l’échange des idées, comme Apple vient encore de l’apprendre à ses dépens.

Mais derrière les sourires – qui peuvent aussi se changer en colères, Berne en sait quelque chose –, l’ambition politique a, en fait, de plus en plus de peine à se faire discrète. Après les investisse­ments stratégiqu­es massifs à l’étranger (matières premières, infrastruc­tures, technologi­es) et la croissance exceptionn­elle de son budget militaire ( pour quel libre- échange?), la Chine se déclare aujourd’hui prête à «guider» l’ordre mondial. Paroles de Xi Jinping à Pékin, devant la Commission nationale pour la sécurité en février 2017, juste après Davos.

L’Europe serait-elle en train de se réveiller? Cet été, le gouverneme­nt allemand a adopté un décret qui lui permet de bloquer l’acquisitio­n d’une entreprise stratégiqu­e par un groupe n’appartenan­t pas à l’Union européenne. Cette décision est une conséquenc­e directe de la prise de contrôle par le chinois Midea du fabricant de robots i ndustriels Kuka, à la pointe des recherches dans ce domaine. Dépourvu de moyen légal d’interventi­on, Berlin n’avait pas pu s ’yopposer. L a France d’Emmanuel Macron souhaite que l ’ Union européenne elle-même se dote d’un instrument de ce type. Et Paris n’a pas hésité à nationalis­er provisoire­ment les chantiers navals de St-Nazaire, qui jouent un rôle majeur pour sa marine nucléaire, afin d’empêcher le groupe italien Fincantier­i d’en prendre le contrôle majoritair­e. Comme si l’Italie n’était pas un pays ami et, qui plus est, membre fondateur de l’Union européenne si chère au coeur du nouveau président français. Les Etats- Unis euxmêmes n’ont pas attendu Donald Trump pour se donner les moyens de bloquer toute acquisitio­n d’une entreprise par un acteur étranger au nom des i ntérêts nationaux.

En Suisse, en revanche, on en reste à une vision assez angélique des investisse­ments chinois. Sur le plan des principes, on estime que ce n’est pas à l’Etat fédéral d’i ntervenir. Du coup, et ce n’est pas le moindre paradoxe, c’est un Etat étranger qui intervient à sa place, par le biais d’entreprise­s étatiques ( dépendante­s du régime) qui peuvent tranquille­ment faire leur marché sur notre territoire. Sur le plan pratique, on estime qu’il n’y a pas péril en la demeure aussi longtemps que les emplois sont maintenus dans notre pays. Cela suffirait à éviter le transfert de savoir-faire. Comme ce n’est pas ce que pensent d’autres pays bien plus puissants que la petite Suisse, c’est sans doute que nous sommes plus intelligen­ts ou plus… crédules.

Me serais-je converti au protection­nisme? Pas du tout. Je suis bien libéral en matière de droits de la personne, d’esprit d’entreprise, de commerce et d’échanges. Mais être libéral, ce n’est pas nécessaire­ment être ultralibér­al, encore moins naïf-libéral.

La preuve que notre posture actuelle ne résiste guère à l’analyse tient presque dans un fait divers. En 1976, le bâtiment de l’hôtel Bellevue Palace, cet établissem­ent de luxe situé à un jet de pierre du Palais fédéral, a été acquis par la Banque nationale suisse, qui l’a ensuite offert à la Confédérat­ion en 1994. Une dizaine d’années plus tard, la Confédérat­ion a également racheté une parcelle dont l’hôtel Bellevue Palace était propriétai­re. Coût de l’opération: 22,7 millions de francs. Pas tout à fait rien. Mais le plus intéressan­t réside dans le motif de ce rachat. Dans le c o mmuniqué officiel publié l e 23 décembre 2005, on peut en effet lire que « cette transactio­n permet à la Confédérat­ion de conserver la maîtrise de cet emplacemen­t d’importance stratégiqu­e » . Importance stratégiqu­e? A notre connaissan­ce, il n’y avait pourtant aucun risque de voir ce terrain s’envoler vers l’étranger, ni de voir disparaîtr­e des emplois ou un quelconque savoir-faire.

Cet achat veut simplement dire que l’Etat peut – et doit – intervenir pour rester maître d’enjeux stratégiqu­es. Et qu’il y a sans doute des objets tout aussi stratégiqu­es, sinon plus, que des hôtels et des terrains, même situés sous les fenêtres de la salle de séance du Conseil fédéral. ■

En Suisse, en revanche, on en reste à une vision assez angélique des investisse­ments chinois

Me serais-je converti au protection­nisme? Pas du tout. Mais être libéral, ce n’est pas nécessaire­ment être ultralibér­al, encore moins naïf-libéral

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