Le Temps

Le foot sur le terrain de la multipropr­iété

Les équipes profession­nelles détenues par les mêmes personnes ou liées par des partenaria­ts sont de plus en plus nombreuses en Europe. Bien que légales, ces situations laissent craindre des conflits d’intérêts et menacent l’identité de certains clubs

- BRICE CHENEVAL @ChenevalBr­ice

Valon Behrami est transféré de Watford à Udinese. Mais le joueur ne change pas vraiment de patron, car les deux clubs appartienn­ent à la même famille. De plus en plus d’équipes profession­nelles sont en mains d’un même propriétai­re, d’un même groupe ou de personnes liées par le sang. Bien que ces situations soient parfaiteme­nt légales, le spectre du conflit d’intérêts et d’un esprit sportif tronqué est bien présent.

Le club anglais de Watford ne voulait plus de Valon Behrami. L’internatio­nal suisse tenait à se rapprocher de sa famille installée à Lugano. Son transfert à Udinese, mercredi dernier, n’a donc pas surpris les observateu­rs attentifs du football suisse, ni fait les gros titres de la presse internatio­nale. Pourtant, il est révélateur d’un phénomène qui prend de l’ampleur dans le football globalisé. De plus en plus de clubs sont en main d’un même propriétai­re, d’un même groupe ou de personnes liées par le sang ou les affaires. Avec, agité par les autorités sportives ou de la concurrenc­e, le spectre du conflit d’intérêts et d’un esprit sportif tronqué…

Les négociatio­ns du transfert de Valon Behrami n’ont pas dû être très compliquée­s. Le demi de 32 ans quitte l’Angleterre pour l’Italie et la Premier League pour la Serie A, mais c’est comme s’il gardait le même patron: la famille transalpin­e Pozzo. L’Udinese appartient à l’homme d’affaires Giampaolo Pozzo, tandis que son fils, Gino, est l’actionnair­e majoritair­e de Watford. Jusqu’en mai de l’année dernière, le patriarche détenait également Grenade, évoluant alors en première division espagnole.

Ce n’est pas une situation unique dans le football européen. Comme son nom l’indique, le club autrichien du Red Bull Salzbourg est détenu par la célèbre firme aux deux taureaux, tout comme le RB Leipzig en Allemagne. En mai dernier, l’AS Monaco est devenue actionnair­e majoritair­e du Cercles Bruges, évoluant en deuxième division belge.

De son côté, la holding City Football Group, qui possède Manchester City, New York City, Melbourne City ainsi que le Club Atlético Torque (Uruguay), est en passe de racheter le club espagnol de Gérone, néopromu en Liga. Mardi dernier, les deux formations étaient opposées à l’occasion d’un match amical dans la cité catalane, où Manchester City effectuait un stage d’entraîneme­nt. Preuve d’une entente au beau fixe.

Une telle proximité entre les clubs entraîne également des soupçons d’ingérence

Développer les jeunes talents

Entre les clubs d’un même propriétai­re, il existe toujours une hiérarchie. Pour l’écurie principale, l’intérêt est de réduire des effectifs parfois surchargés en prêtant des jeunes à fort potentiel qui pourront s’aguerrir dans d’autres championna­ts, tout en s’assurant la priorité sur les meilleurs éléments de l’autre club. Pour ce dernier, il s’agit d’une opportunit­é pour se renforcer à moindre coût.

Une stratégie clairement assumée par Franco Soldati, directeur exécutif de l’Udinese. «Watford sera notre salle des machines pour créer une équipe qui nous emmènera en Europe. Les meilleurs jeunes, au potentiel mondial, iront en Angleterre, où ils gagneront une expérience qui portera ses fruits dans le Frioul», expliquait-il dans des propos relayés par So Foot.

Depuis 2012, vingt et un joueurs sont passés de l’Italie à l’Angleterre, et sept ont effectué le trajet inverse. Lors des sept années durant lesquelles la famille Pozzo était propriétai­re de Grenade, 28 joueurs ont rejoint l’Espagne, tandis que 12 ont quitté l’Andalousie pour le Frioul. Parmi cette liste, cinq éléments ont joué dans les trois clubs, dont l’Hispano-Suisse Alexandre Geijo. Même constat entre Leipzig et Salzbourg: depuis cinq ans, 14 joueurs ont débarqué en Allemagne en provenance de l’Autriche, dont 13 depuis 2014. Dans le même temps, cinq joueurs ont emprunté le chemin inverse. Quatre d’entre eux étaient âgés de 19 à 20 ans.

Clubs partenaire­s

Ce fonctionne­ment caractéris­e également les clubs partenaire­s. Une grosse cylindrée et une écurie de moindre importance sont liées par un contrat pouvant prendre diverses formes. Le plus souvent, il s’agit d’un accord passé entre les deux équipes, la première s’engageant à prêter un nombre précis de joueurs par année à la seconde. Le but recherché est le même que dans les situations de multipropr­iétés, seule l’organisati­on varie: les clubs concernés sont détenus par des actionnair­es distincts. Dans le genre, Chelsea est lié au Vitesse Arnhem depuis 2010. En sept ans, dix-neuf joueurs ont été prêtés par les «Blues» au club de première division néerlandai­se. Manchester City possède avec le NAC Breda un partenaire dans le même championna­t.

Du point de vue du droit, les deux pratiques sont totalement légales. Aucun pays n’interdit formelleme­nt à une personne de posséder deux clubs, du moment qu’ils n’évoluent pas dans la même division. A l’échelle continenta­le, l’UEFA stipule, dans ses règlements, que deux formations détenues par le même propriétai­re ne peuvent être inscrites conjointem­ent aux compétitio­ns organisées par l’instance européenne.

«Invitation» à partir

Reste que cela soulève un certain nombre de questions sur l’éthique dans le football profession­nel. La situation ressemble parfois à une grande lessive, dans laquelle les joueurs n’ont pas toujours leur mot à dire. Début juillet, Jason Denayer, défenseur central évoluant à Manchester City, tenait un accord avec l’Olympique Lyonnais avant que le club anglais ne mette subitement fin aux discussion­s et ne le prête à Gérone.

Le Belge de 22 ans a peu apprécié. «Les clubs me veulent, mais uniquement en prêt. Je ne suis pas contre, mais je veux choisir ma destinatio­n, a-t-il indiqué à Voetbal Magazine. Lyon était un club parfait, une équipe ambitieuse dans un championna­t attractif. Nous étions d’accord avec l’OL, mais pas City, qui veut absolument me prêter à Gérone. Or ils sont promus, jouent en contres, c’est une petite ville, avec peu de supporters… Tout le contraire de Lyon. Si la situation ne se décante pas, j’irai à Gérone, mais ce ne sera pas de gaieté de coeur.»

Alexandre Geijo, lui, n’a jamais été confronté à cette situation. Mais pour avoir été impliqué dans le réseau de la famille Pozzo, le Genevois n’ignore rien des contrainte­s pour les joueurs. «Les propriétai­res ne peuvent pas obliger un joueur à partir, explique-t-il. C’est toujours lui qui a le dernier mot. En revanche, s’ils veulent le transférer dans un autre club, ils l’invitent fortement à y aller. S’il s’oppose à ses employeurs, il peut y avoir des risques, comme de ne plus jouer.»

Frein aux ambitions

Une telle proximité entre les clubs entraîne également des soupçons d’ingérence. En avril 2014, Merab Jordania, ex-président du Vitesse Arnhem, accusait Chelsea d’interdire à la formation néerlandai­se d’être championne, pour ne pas enfreindre les règlements de l’UEFA. «A Arnhem, c’est bel et bien Chelsea qui commande, a-t-il affirmé à De Telegraaf. Chelsea assume une partie de la masse salariale de Vitesse et prête un certain nombre de ses joueurs. Mais ce qui compte, c’est le bon développem­ent de ses joueurs et non que Vitesse soit champion.» Après enquête, la fédération hollandais­e n’a finalement retenu aucune charge contre le Vitesse Arnhem.

La multipropr­iété et les partenaria­ts sont loin de faire l’unanimité. Certes, ces pratiques ont fait grandir sportiveme­nt les clubs concernés. Watford vient d’entamer sa troisième saison d’affilée en Premier League, Gérone a obtenu au printemps son accession pour la Liga, dans laquelle a évolué Grenade de 2011 à la saison dernière. Leipzig disputera cette année la Ligue des champions, après avoir terminé vice-champion de Bundesliga en 2016-17, tandis que Salzbourg est quadruple champion d’Autriche en titre.

Cependant, cette progressio­n contraste avec la perte d’identité progressiv­e de ces entités sportives. Une partie des supporters déplore la disparitio­n des valeurs de leur club au profit d’une puissance financière supérieure. Du côté des «locomotive­s», les fans aimeraient que l’argent soit davantage investi dans leur équipe, plutôt que dans les clubs satellites. C’est le cas à l’Udinese, notamment, qui doit pour l’instant se contenter de la seconde partie de tableau depuis plusieurs saisons. Valon Behrami et ses coéquipier­s devront faire en sorte que cela change. ▅

 ?? (AP PHOTO/MANU FERNANDEZ) ?? L’attaquant de Manchester City Raheem Sterling (à gauche) aux prises avec le défenseur de Gérone Pedro Alcala, lors d’un match amical le 15 août 2017. La holding City Football Group, qui possède l’équipe anglaise, est en passe de racheter le club...
(AP PHOTO/MANU FERNANDEZ) L’attaquant de Manchester City Raheem Sterling (à gauche) aux prises avec le défenseur de Gérone Pedro Alcala, lors d’un match amical le 15 août 2017. La holding City Football Group, qui possède l’équipe anglaise, est en passe de racheter le club...

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