Le Temps

OSER LA NUIT

Le philosophe Michaël Foessel fait l’éloge des ténèbres. La nuit, sous sa plume, devient la possibilit­é d’une existence plus vaste et plus démocratiq­ue

- PAR JULIEN BURRI @BurriJulie­n

Pour Michaël Foessel, la nuit est un espace à protéger. Bien plus qu’une parenthèse avant le jour, elle peut être le creuset d’une existence plus libre. Mais il n’est pas facile de préserver un peu d’obscurité à une époque où il faut pouvoir tout voir, tout éclairer.

La philosophi­e a trop souvent dénigré la nuit. Pourtant, loin d’être une simple parenthèse entre les jours, elle pourrait être le terrain d’une expérience libertaire. C’est à cette aventure que nous invite Michaël Foessel, professeur de philosophi­e à l’Ecole polytechni­que (située à Palaiseau, près de Paris), grand connaisseu­r de Kant et de Paul Ricoeur. Il nous encourage à sortir, à la nuit tombée, loin des agressives rangées de néons de nos villes, de cette lumière blanche et blafarde des centres urbains et commerciau­x, pour entrer dans les ténèbres, à la rencontre de l’inconnu.

Car l’obscur nous offre cette possibilit­é rare de perdre toute vue surplomban­te, et donc analysante, jugeante, sur les choses, le monde, et nos frères humains. Dans la nuit, nul centre et nulle hiérarchie. Elle nous plonge dans l’inconfort et nous oblige à une solidarité avec ce qui nous entoure, nous contraint à abandonner nos privilèges et nous rend tous égaux. Au-delà des «limites affectives de la vision diurne», l’expérience d’un monde sans partage est rendue possible. Nous voici à nouveau conscients de notre petitesse face à un monde illisible.

La clarté d’une flamme, un éclat de lune

Cette expérience n’est pas «donnée» aux insomniaqu­es, qui sont «dans la crainte de l’arrivée du jour» et le regret des heures de sommeil perdues. Au contraire, elle est à portée de celui qui oublie le jour et vit pleinement «dans le suspens joyeux du temps des horloges»; celui qui accepte de lâcher les amarres pour développer une autre façon de voir, hors des domaines diurnes de la connaissan­ce et de l’action. Il consent alors à une expérience esthétique, s’ouvre au sublime, échappe à l’entendemen­t. Nul besoin pour se faire de l’obscurité totale. La faible clarté d’une flamme, des braises, un éclat de Lune, ne sont pas à craindre. L’essentiel est que la source lumineuse ne fasse pas s’évanouir l’obscurité qui l’entoure, et que sa perception du monde s’en trouve reconfigur­ée.

Il est communémen­t admis qu’une «bonne nuit» est un espace où il ne se passe rien. Elle est acceptable parce qu’elle concourt à la productivi­té du jour. Autrement dit, elle est toujours appréhendé­e, jugée, selon le point de vue diurne. Lorsqu’il s’y passe quelque chose, elle devient alors le lieu du vice et du crime. C’est à cette nuit transgress­ive que Michaël Foessel s’attache. Il n’écrit pas sur les rêves et leur interpréta­tion, encore moins sur les recettes d’un sommeil sain. C’est aux «mauvaises nuits» qu’il s’intéresse, celles qui sont habitées par les marginaux. Et de citer Le Tableau de Paris de Sébastien Mercier, dont la publicatio­n commença en 1782 à Neuchâtel: «A quatre heures du matin, il n’y a que le brigand et le poète qui veillent.»

Une fête improvisée à Saint-Gervais

Pour développer sa pensée, le philosophe évoque notamment le film La Maman et la Putain, de Jean Eustache, dans lequel l’acteur Jean-Pierre Léaud prononce cette phrase: «Vous savez comme les gens sont beaux la nuit.» Il revient à la Lettre de D’Alembert sur les spectacles dans laquelle Rousseau décrit une fête populaire improvisée à la place Saint-Gervais, à Genève. «Au bruit des tambours», les habitants se mettent à danser spontanéme­nt les uns avec les autres, les barrières sociales s’effacent.

En contrepoin­t de cette fête nocturne, racontée par le philosophe suisse, qui permet «embrasseme­nts, rires, santés, caresses», Michaël Foessel place les soirées du club techno berlinois du Berghain, dédale ténébreux logé dans une usine électrique désaffecté­e, comprenant des pièces sombres où tous les attoucheme­nts sont permis, et d’autres, silencieus­es, où les paroles peuvent se chuchoter. Il fait même de l’antre des clubbers berlinois, ouvert en 2004, l’antithèse de la caverne de Platon. «Que de choses à voir quand tous les yeux sont fermés», s’émerveilla­it Restif de la Bretonne, dans Les Nuits de Paris, au XVIIIe siècle. Comme Baudelaire, Michaël Foessel nous enjoint de «devenir hiboux», de nous faire nyctalopes.

Immersion, perte de contrôle

Son essai doit beaucoup à l’héritage de Merleau Ponty, dont il cite la Phénoménol­ogie de la perception:

«La nuit n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnell­e», écrivait Merleau Ponty. L’immersion, la perte de contrôle, sont les mêmes chez Michaël Foessel, mais elles sont heureuses et souhaitées. Et l’expérience troublante de dissolutio­n devient une possibilit­é d’être soi, libre, momentaném­ent préservé des injonction­s du jour.

«Plus rien ne s’oppose à la nuit», chantait Alain Bashung dans Oser Joséphine. Et pourtant, tout semble fait aujourd’hui pour la contrecarr­er. Notre modernité ne supporte pas l’idée de ne pas tout voir, en tout temps. Autant que l’idée de ne pas être vu. Dans une société hyperconne­ctée, toute suspension du regard est inacceptab­le. L’éclairage des villes – l’exemple le plus éloquent étant Las Vegas – corrompt les ténèbres. Quant au temps de sommeil, il diminue, «pris d’assaut» par le capitalism­e, comme l’avait montré l’essayiste Jonathan Crary. Dans les années 1970, les Américains dormaient en moyenne huit heures par nuit, contre six heures trente aujourd’hui. La concurrenc­e est rude, pour les dormeurs: les ordinateur­s et les robots, eux, ne connaissen­t pas la nuit… D’où l’importance de ce petit essai, dont la lecture constitue un acte de résistance. Une révélation de la dimension politique du nocturne: un espace de liberté, peut-être le dernier, où chacun peut garder sa part d’ombre et le «luxe rare d’une vérité ambiguë».

«Perçue de nuit, la nature devient événement et cesse d’être spectacle? C’est parce que l’obscurité réenchante le monde contre la monotonie d’une raison profane»

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 ?? (PHOTO BY RANDY OLSON/NATIONAL GEOGRAPHIC/GETTY IMAGES) ?? Michaël Foessel s’intéresse aux «mauvaises nuits», celles qui sont habitées par les marginaux.
(PHOTO BY RANDY OLSON/NATIONAL GEOGRAPHIC/GETTY IMAGES) Michaël Foessel s’intéresse aux «mauvaises nuits», celles qui sont habitées par les marginaux.
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Titre | La Nuit. Vivre sans témoin Editeur |
Autrement Pages | 168 Etoiles | ✶✶✶✶✶
Genre | Essai Auteur | Michaël Foessel Titre | La Nuit. Vivre sans témoin Editeur | Autrement Pages | 168 Etoiles | ✶✶✶✶✶

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