Le Temps

Benjamin Biolay à contre-pied

MONTREUX JAZZ Le chanteur français, qui présente samedi au Lab son nouvel album, «Volver», trace sa route avec une indépendan­ce mordante sans se soucier des jugements que sa franche liberté ne cesse de susciter

- DAVID BRUN-LAMBERT Benjamin Biolay, «Volver» (Barclay/Universal Music). En concert au Montreux Jazz Lab, samedi 15 juillet à 20h, avec Charlie Cunningham et Benjamin Clementine. montreuxja­zzfestival.com

On l’observe assis à la table d’un restaurant hype du IXe arrondisse­ment parisien, chemise blanche négligemme­nt ouverte, mèches lourdes balayant ses yeux fixés au hasard, et arborant ce sourire neutre des types à qui on ne la fait pas. Autour, des filles le dévisagent («T’as vu qui c’est?!»), trônant immobile, absolument impérial, derrière un verre d’alcool mat. Un instant plus tard, il quitte la meute, indifféren­t à ce qui l’entoure, sexy comme pas croyable à croire les expression­s des filles qu’il croise, disparaiss­ant avec le flegme animal d’un intouchabl­e. Car «intouchabl­e», Benjamin Biolay est bien devenu celui-là, se fichant bien de ce qu’on en pense et faisant son truc en mercenaire.

Dans une école de formation destinée aux jeunes pousses pop appelées à un jour traîner sous les projecteur­s, on donnerait probableme­nt Biolay en contre-exemple. Leçon une: se montrer aimable avec les médias, plaisant avec les profession­nels, cordial avec ses concurrent­s, éviter l’utilisatio­n impulsive d’un compte Twitter, ne pas envoyer sur les roses ses contradict­eurs, éviter tout commentair­e politique et renoncer à publier des chansons à tour de bras, pour soi-même ou d’autres, car le public ne suit plus, il paraît, et puis toute cette frénésie, ça fait «mort-la-faim»! En clair: rester sagement dans l’enclos et l’on viendra vous chercher.

Disparaîtr­e des radars

Sinon? Eh bien, à trop l’ouvrir, à tailler un costard à qui paraît le mériter ou à sortir ses disques sans se soucier de ce qu’attend de vous le marché signifient parfois être brusquemen­t lâché par ceux qui hier encore vous draguaient. Demandez à Jean-Louis Murat et Benjamin Biolay ce qu’ils en pensent, quels sont les risques encourus par qui affiche crûment ces temps son indépendan­ce. Pour le premier: celui de «disparaîtr­e» des radars homologués du music business. Dans le cas du second: essuyer constammen­t et en pluie assauts belliqueux ou commentair­es suffisants. Sauf que lui tient toujours bon, «B. B.».

Sauf que les petites misères que l’industrie réserve à ces francs-tireurs, il s’en moque carrément, opposant aux mesquineri­es, clope au bec et airs affichés de marlou consommé, son cuir dur, son goût de la baston et une oeuvre autoritair­e aujourd’hui à ce point incontourn­able qu’ils peuvent bien frapper ou tirer, ses opposants, jamais ils n’obtiendron­t du fort en gueule un genou mis à terre. Tout du moins, pas pour l’instant.

Hypersensi­ble et frondeur

En venant écouter samedi Benjamin Biolay au Montreux Jazz, c’est d’abord cet artiste obstiné à tracer sa route à contre-pied qu’on voudra saluer. Un type rebelle à ce que l’on dit. Un peu intello aussi. Branché à ce qu’il paraît. Et derrière des manières provoc, un musicien qui eut surtout le cran de traîner par les cheveux la chanson française vers des territoire­s ambitieux qu’elle n’avait que peu fréquentés depuis que Gainsbourg puis Bashung les avaient désertés.

Pas de stratégie commerçant­e chez ce garçon réputé instinctif et bosseur compulsif, chez qui les chansons se travaillen­t jusqu’au «point d’écoeuremen­t»

Faux désinvolte et maintenant apaisé, hypersensi­ble et frondeur comme pour jouer, Biolay s’appréhende au premier degré. Pas de calcul chez ce quadra grandi à Villefranc­he-sur-Saône, ennuyeuse capitale du Beaujolais, et réputé incollable sur le championna­t NBA. Pas de stratégie commerçant­e chez ce garçon réputé instinctif et bosseur compulsif, chez qui les chansons «s’écrivent d’abord dans la tête», puis se travaillen­t jusqu’au «point d’écoeuremen­t» durant de longues nuits en studio, seul ou accompagné.

Ici, on pourrait dresser une liste ennuyeuse des artistes, de Vanessa Paradis à Julien Clerc, pour lesquels ce trombonist­e de formation pilote depuis quinze ans des disques entiers. Mais plutôt n’en retenir qu’un seul: Henri Salvador, à qui Biolay offrait quatre chansons, dont «Mon jardin d’hiver», pour le platiné Chambre avec vue (2000). Avant cela, il était encore un inconnu. Après, un outsider dont on attendait qu’il rejoigne les bataillons d’inoffensif­s dont la chanson française était farcie: les Delerm et compagnie. Mais rien. Le gars décochait le beau Rose Kennedy (2001), auquel succédaien­t des albums classes que le grand public préférait bouder, peut-être parce que ce qu’incarnait le ténébreux ne collait pas avec les manières débonnaire­s d’un Bénabar, qui à cet instant cartonnait.

OEuvres cathédrale­s

Quand ce dernier s’est paumé sans que nos existences en soient un instant changées, «Ben» a livré La Superbe (2009), puis Vengeance (2012), oeuvres cathédrale­s avec lesquelles on vit encore aujourd’hui. Biolay intouchabl­e, alors? Clair. Pour bâtir des mondes et les réduire en poussière, danser sur leurs ruines, puis recommence­r. Pour traîner aux antipodes et en revenir la langue chargée de nuits irracontab­les, comme dans Volver (2017), disque bringuebal­ant bouclé avec bandonéon et parfum musqué d’amours expédiés, on chérit Biolay et ses ironies, son grain enflé d’alcool, ses contradict­ions et lubies. Comme le rap

Faux désinvolte, Benjamin Biolay excelle dans l’art de bâtir des mondes, de les réduire en poussière et de danser sur leurs ruines.

«autotuné» de «Hypertranq­uille», sorte d’hommage à PNL à cause duquel des fans d’hier hurlent à présent à l’hérésie. Mais qu’ils tirent. Au centre de la cible, le chanteur ne bougera pas un cil.

 ?? (2017 FFJM) ??
(2017 FFJM)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland