Le Temps

Presque toute une vie en prison

Condamné à trois reprises pour des viols, un Bernois a passé la quasi-totalité de sa vie d’adulte en détention. Et ce n’est pas fini. Le Tribunal criminel neuchâtelo­is vient d’ordonner la prolongati­on de sa mesure en milieu fermé. Récit d’un parcours carc

- FATI MANSOUR@fatimansou­r

Karl (prénom fictif) a été condamné à trois reprises pour viols. Il a aujourd’hui 49 ans, dont 28 passés dans une série de pénitencie­rs suisses. Son incarcérat­ion a encore été rallongée récemment. Récit.

Sa lettre commence par un décompte vertigineu­x. «Mes 10000 jours en prison.» Karl, de son prénom fictif, a une histoire carcérale hors du commun. Le Bernois, âgé de 49 ans, a déjà passé vingt-huit ans derrière les barreaux. La quasi-totalité de sa vie d’adulte. Et c’est loin d’être fini. Le Tribunal criminel du Littoral et du Val-de-Travers, siégeant à Boudry (NE), vient de prolonger la mesure destinée à traiter ce prédateur sexuel de ses démons ainsi qu’à protéger la société d’une éventuelle récidive. La cour s’inquiète aussi de voir ce détenu, actuelleme­nt sans thérapie et sans plan d’exécution de sa sanction, abandonné à son sort par l’autorité compétente.

Le parcours criminel de Karl commence précocemen­t, une nuit d’octobre 1989. Près de Thoune, il fait monter dans sa voiture une auto-stoppeuse, la menace avec un cran d’arrêt, l’emmène sur un parking isolé, lui menotte les mains et lui fait subir une série de sévices. Il quitte ensuite les lieux non sans contraindr­e sa victime à s’enfiler une paire de bas sur la tête. Deux mois plus tard, le 18 décembre, il suit une jeune femme sur un sentier longeant une rivière. Le visage caché par une cagoule, il lui met un couteau sous la gorge pour l’entraîner vers sa voiture. La victime résiste et parvient à s’enfuir grâce à l’interventi­on d’un passant.

Arrêté le lendemain, Karl, qui n’est encore qu’un tout jeune homme est soumis à une première expertise psychiatri­que qui relève de sérieux troubles de la personnali­té, des angoisses massives et des sentiments de haine refoulés vis-à-vis des femmes. L’époque est encore aux pronostics assez optimistes et le danger de récidive n’est pas qualifié d’important. Jugé dans le canton de Berne, il est condamné à 6 ans et demi de réclusion et doit suivre un traitement ambulatoir­e en détention.

Deux récidives lors de sorties

Alors qu’il se trouve en exécution de peine à la prison de Witzwill, puis à Nusshof, et bénéficie très tôt de certains allégement­s, il récidive le 21 novembre 1991 lors d’un congé accordé pour voir sa famille. Après avoir emprunté une voiture, il se rend à Neuchâtel où il s’en prend à une jeune fille qui fait de l’auto-stop et la viole sur le siège passager sous la menace d’un tournevis. Le nouvel expert décèle des rites sadiques et pervers moyennant lesquels l’intéressé tente de surmonter les frustratio­ns subies durant son enfance et cherche des sensations de triomphe. «Une thérapie efficace risque de s’avérer difficile», conclut le rapport. Karl est condamné le 14 octobre 1992 par la Cour d’assises de Neuchâtel à une nouvelle peine de 8 ans ainsi qu’à une mesure d’internemen­t.

Il arrive pourtant à récidiver encore une fois le 19 mars 1994. Profitant d’une sortie non accompagné­e pour suivre un cours d’informatiq­ue hebdomadai­re à Berne (ce bon étudiant a déjà réussi un apprentiss­age de dessinateu­r en génie civil), il quitte l’école, menace une prostituée avec un pistolet factice, contraint sa victime et prend ensuite le train pour retourner à l’établissem­ent pénitentia­ire de Saint-Jean, au Landeron. Le 22 octobre 1996, il est condamné à 7 ans pour ces faits, peine suspendue au profit du même internemen­t. Ce sont les seuls actes qu’il conteste en évoquant des rapports plus ou moins consentis. De nouvelles expertises soulignent son déficit d’empathie et évoquent désormais un risque considérab­le.

Condamné finalement à trois reprises à un total de 21 ans et demi de réclusion, Karl continue sa longue tournée des prisons du pays et entame moult thérapies destinées à le faire réfléchir au caractère brutal de ses sévices, à ses pulsions incontrôlé­es et à sa volonté de toute puissance. Il doit aussi revisiter une enfance marquée par la violence d’un père alcoolique et autoritair­e, les souffrance­s de sa mère, le départ de ses deux grands frères, le divorce de ses parents, une grand-mère amputée d’une jambe dont il doit beaucoup s’occuper, un abus sexuel qu’il subit luimême vers l’âge de 12 ans.

Son profil de dangereux prédateur le mène assez logiquemen­t à intégrer La Pâquerette en 2003. Le centre de sociothéra­pie, installé au quatrième étage de la prison de Champ-Dollon, s’occupe des détenus les plus difficiles, dont les autres établissem­ents ne savent trop que faire. Les rapports successifs décrivent une évolution globalemen­t satisfaisa­nte, un début de réflexion sur ses actes et la manifestat­ion de certaines émotions. Une altercatio­n au sein de cette institutio­n conduit toutefois à son exclusion en 2007. Il est transféré à Pöschwies (ZH).

A la faveur du nouveau droit des sanctions, la Cour d’assises de Neuchâtel examine la mesure d’internemen­t et décide de la convertir en une thérapie institutio­nnelle qui devrait lui laisser plus d’espoir. Cet arrêt du 15 juillet 2008 précise: «On peut tirer la conclusion que les troubles de la personnali­té de l’intéressé sont difficiles à traiter, mais non qu’il soit impossible de réduire sensibleme­nt, par un tel traitement, les risques de récidive. Après dix-huit ans de mises en oeuvre, d’adaptation­s et de discussion­s relatives à sa thérapie, il en va d’ailleurs de la cohérence et de la crédibilit­é du système judiciaire et pénitentia­ire en ce domaine.» Et plus loin: «Enfin, son souhait de suivre un traitement efficace de son trouble de la personnali­té est ce qu’il y a de plus évident au dossier et il serait parfaiteme­nt arbitraire de n’y voir qu’un dessein manipulate­ur et opportunis­te.»

En mars 2010, Karl parvient à réintégrer La Pâquerette où il espère pouvoir progresser dans l’exécution de sa mesure. Une année plus tard, il obtient deux sorties accompagné­es de neuf heures chacune. Un événement extérieur interrompt cette dynamique positive. Un détenu de la prison neuchâtelo­ise de Bellevue, Jean-Louis B., fait une brève escapade en juillet 2011 avant de se rendre. Après l’émoi médiatique, la réponse politique consiste notamment à suspendre provisoire­ment les sorties pour tous les détenus dépendant du canton Neuchâtel.

Karl peut reprendre ses efforts de réinsertio­n à l’automne et effectuer encore quatre sorties accompagné­es afin de se confronter à des situations de la vie réelle. Ce seront les dernières. Une nouvelle expertise sonne le glas de cette ouverture. Ce rapport, déposé le 3 janvier 2012, relève des modificati­ons positives liées à son séjour à La Pâquerette, présage une évolution possible mais très lente de son trouble psychopath­ique et met en garde contre le talent manipulate­ur et séducteur de l’intéressé. Ces conclusion­s, qui préconisen­t aussi une «infinie prudence», vont conduire l’Office d’applicatio­n des peines et mesures (OAP) à interrompr­e le programme mis en place.

Contre ce refus pur et simple de toute sortie, sans possibilit­é de concevoir un encadremen­t plus strict et sans tenir compte des effets négatifs sur son évolution, Karl recourt et obtient gain de cause devant le Tribunal cantonal. Mais il est trop tard. Un autre drame provoque un séisme dans tout le domaine pénitentia­ire. Le 12 septembre 2013, Fabrice A., lui aussi détenu à La Pâquerette, profite d’une sortie pour assassiner Adeline, son accompagna­trice. Tout est gelé, le centre est fermé, Karl est envoyé à Champ-Dollon et attend en vain la nouvelle unité de sociothéra­pie qui n’ouvrira jamais. Curabilis ne voudra pas de ce cas jugé trop risqué.

«Laissé pour compte»

Le périple carcéral se poursuit entre Neuchâtel, Soleure (où le centre psychiatri­que spécialisé se débarrasse après six mois de ce détenu dépeint comme trop revendicat­eur) et Orbe où il n’a aucun suivi depuis janvier 2017. Avec, à chaque fois, ce sentiment de devoir tout recommence­r de zéro. Son défenseur, l’ancien bâtonnier Christophe Schwab, l’exprime en ces termes: «Mon client n’est en rien responsabl­e de cette situation. Il n’a cessé d’être ballotté d’établissem­ent en établissem­ent ces dernières années et aucun suivi n’a été valablemen­t mis en place. On l’a quasiment laissé pour compte en attendant que le temps s’écoule.»

A Boudry, lors de l’audience du 13 juin dernier, Karl, assure qu’il ne fera plus de mal et tente le tout pour le tout en demandant sa libération à l’échéance de la mesure, soit en juillet, moyennant certaines obligation­s. «Je suis fatigué, j’en ai ras le bol, je n’ai plus la force, plus la motivation, je suis au bout du rouleau», ajoute-t-il. L’autorité administra­tive souhaite une prolongati­on de cinq ans en se basant notamment sur un très sévère rapport d’évaluation pénale qui évoque des «progrès minimes» et déconseill­e fortement toute ouverture de régime sur le long (voir très long terme) malgré un «comporteme­nt exemplaire en détention» perçu plutôt comme une manière de tromper son monde. Le Ministère public conclut aussi à cette prolongati­on d’une durée maximale et qui est renouvelab­le.

Face au juge, le détenu qualifie cette position de paradoxale et soulève une bonne question ainsi qu’un vrai problème: «On me dit que je suis très dangereux et qu’il faut protéger la société. Mais alors, dans ce cas-là, pourquoi ne pas demander l’internemen­t? Ainsi je saurais que je ne pourrais plus jamais sortir de prison. Cela fait 28 ans que j’y suis et si je n’ai pas changé jusqu’à maintenant, ce n’est pas dans les dix prochaines années que je changerai. Au contraire, cela va devenir de plus en plus difficile pour moi.»

Une nouvelle expertise

La réponse de la présidente, qui ne partage pas l’optimisme du détenu quant à son état actuel, tombe le 22 juin 2017. La mesure institutio­nnelle est prolongée pour une durée limitée à deux ans. Le temps pour l’autorité de lancer enfin une nouvelle expertise «absolument nécessaire» afin de savoir si un constat d’échec du traitement doit être posé (ce qui pourrait ouvrir la voie à une mesure encore plus dure d’internemen­t purement sécuritair­e). Aux dernières nouvelles, les conclusion­s de cet examen ne sont pas attendues avant mars 2018.

La décision invite enfin l’autorité à ne pas laisser l’intéressé poursuivre une détention dans ces conditions insatisfai­santes. «Si le Tribunal comprend que les événements tragiques survenus en Suisse romande en 2013 ont rendu les autorités d’exécution des peines, à juste titre, plus prudentes, il n’en demeure pas moins que le principe de sorties accompagné­es semblait acquis dans son cas.» Bien que cette remarque soit susceptibl­e de le réconforte­r un peu, Karl devra continuer à compter les jours encore longtemps.

«Je suis fatigué, j’en ai ras le bol, je n’ai plus la force, plus la motivation, je suis au bout du rouleau» KARL (PRÉNOM FICTIF), DÉTENU

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(TOM TIRABOSCO)

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