Quand Napoléon sentit le vent du boulet à Carouge
Le dernier coup de canon des guerres napoléoniennes aurait été tiré dans la cité sarde. Le 28 juin 1815. Une façade de la rue Saint-Joseph en porte encore le stigmate. Le projectile, indétectable à l’oeil nu, serait toujours logé dans la paroi
Carouge est la commune la plus canon de Genève. Au sens napoléonien du terme. Nous sommes le 28 juin 1815, la cité est occupée par les troupes impériales du général Joseph Marie Dessaix. Ce dernier, qui a aussi envahi Chêne, Versoix et Bellerive et dont les bateaux cherchent à couper le bout du Léman de la Confédération, a établi son quartier général au 1, rue Saint-Victor. Mais l’immeuble réquisitionné est dans la ligne de mire des garnisons autrichiennes, postées aux environs du plateau de Champel, plus en hauteur.
A sa tête, le chef des armées ennemies Ferdinand von Bubna und Littitz. Ce dernier, soutenu par les troupes sardes qui s’étaient retirées de Carouge à l’arrivée des Français, donne l’ordre de tirer. L’artillerie crache un boulet, mais vise mal. Le projectile termine sa course dans le mur d’un bâtiment situé non loin du point de chute désiré: rue Saint-Joseph, 2, soit un tantinet plus en amont.
«L’obus, lancé trop court, a peutêtre manqué sa cible, mais il a atteint son but», commente Ariel Haemmerlé, guide touristique à Genève et fin connaisseur de l’histoire carougeoise. Le chef des armées de l’Empire français quitte le même jour son siège du bout du Léman. Quant à la cloison voisine, elle a tenu bon. Fabriquée en pierres rondes – des boulets de roche – la façade a depuis été consolidée. Mais, par crainte d’un effondrement, le projectile autrichien qui l’a heurtée n’aurait pas été retiré. Il serait, aujourd’hui encore, logé dans la paroi. «On peut dire qu’il s’agit, sans doute, du dernier boulet de canon tiré de toutes les guerres napoléoniennes. Et cela s’est passé à Carouge!» affirme Ariel Haemmerlé.
Le mystère du trou
Vraiment? Le point d’impact est toujours visible, à environ trois mètres de hauteur du trottoir, près de la fenêtre d’un appartement situé au premier étage. L’endroit exact, qui tutoie un réverbère séparant un magasin de jouets (Chat Botté) et une bouquinerie tenue par une commerçante de 96 ans, est signalé par une moulure commémorative: un orifice autour duquel est gravée la date du fameux tir autrichien. «Malheureusement, il se pourrait bien que le boulet ait finalement été retiré. Nous n’en avons toutefois pas la certitude absolue», confie Pierre Baertschi, conseiller municipal et président de l’Association de sauvegarde de Carouge.
L’entité, qui depuis 1975 vise à protéger le patrimoine urbanistique et architectural de la commune, a choisi de s’appeler «Le Boulet». Symboliquement, en mémoire de l’épisode napoléonien, «une première atteinte à l’héritage carougeois», estime l’élu socialiste.
L’événement de 1815 est intervenu exactement dix jours après la cuisante défaite des armées de Bonaparte à Waterloo. Cet épisode définitif, face à l’armée britannique, marque la fin des Cent-Jours. C’està-dire, l’abdication de l’empereur français qui s’était alors rétabli, et l’exil de Napoléon 1er sur l’île Sainte-Hélène.
C’est la raison pour laquelle Ariel Haemmerlé assure aujourd’hui que le coup de canon autrichien à Carouge est la dernière salve martiale de toutes les guerres napoléonienne. «Comme on dit, entre guides: Se non è vero, è ben trovato[«Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé», en italien]»,
plaisante celui qui s’apprête à publier, mi-septembre prochain aux Editions Slatkine, un ouvrage de 280 pages, sorte de documentaire fiction intitulé Genève… et la tentative d’assassinat de la chancelière d’Etat.
Une rivalité lémanique
A cette époque, la Cité sarde compte moins de 5000 habitants. Contre environ 12 petites familles un demisiècle plus tôt, soit à peu près la période où ont été construites les maisons de l’actuelle rue Saint-Joseph et ses environs. Le contexte de jadis était particulièrement mouvementé. Après avoir été rattaché à la France (1792) et d’abord intégré dans le département du Mont-Blanc, le district de Carouge est ensuite rattaché à celui du Léman. La Cité sarde passe alors sous la tutelle de sa rivale, Genève, choisie comme chef-lieu en 1798.
Carouge réintègre ensuite le royaume de Sardaigne, au terme d’une brève occupation autrichienne, via le traité de paix du 30 mai 1814. Elle est ensuite succinctement réoccupée par les Français, au retour de Napoléon le 20 mars 1815. Puis devient à nouveau sarde. La ville sera finalement cédée par le duc de Savoie à la République et nouveau canton de Genève.
Ce rattachement au bout du Léman s’effectue sans grand enthousiasme, par le Traité de Turin du 16 mars 1816. Au total, 12 autres communes françaises finiront par être cédées – au titre de dommages de guerre – par la France au nouveau membre de la Confédération suisse (Traités de Paris, en 1814 et de Vienne, un an plus tard).
Le point d’impact est toujours visible, à environ trois mètres de hauteur du trottoir, près de la fenêtre d’un appartement situé au premier étage
La semaine prochaine: grandes familles, grandes demeures