Le Temps

Ludwig Hohl et l’ivresse des sommets

Qu’est-ce qui pousse l’alpiniste à grimper au risque de sa vie, comme l’a fait Ueli Steck? «Ascension», un récit de montagne, explore la question

- PAR GAUTHIER AMBRUS

«Au fond, ça ne va pas changer la face du monde.» Le trouble vient à lire ce commentair­e d’Ueli Steck sur sa passion pour l’alpinisme extrême, lâché en forme d’aveu (LT du 10.02.2016) un an avant l’accident mortel qui devait l’emporter. Si ça ne change pas la face du monde, alors pourquoi aller risquer sa vie sur des sommets inaccessib­les, parfois à l’autre bout du monde? Et la mort du climber, à quoi va-t-elle servir?

On a beau aimer la montagne, rester admiratif devant le courage et la maîtrise de soi poussés à ce degré, la réponse file entre les doigts. Il reste la tristesse. Et aussi un sentiment de ratage, que tout n’a pas été dit. Que Steck est parti avant de pouvoir révéler ce qu’il allait découvrir, à la hauteur de son engagement, et qui changerait cette fois peut-être la face du monde.

Des réflexions de ce genre, on se l’imagine bien, d’autres avant lui se les sont faites. C’est le cas du personnage d’Ascension (1975) de Ludwig Hohl, bref récit de montagne que l’écrivain suisse a mis quarante ans à écrire et à réécrire – ou à gravir, si on veut. L’alpiniste était parti pour une escalade en duo, au sommet d’un glacier difficile des Alpes bernoises, mais son coéquipier a préféré s’arrêter à mi-parcours. L’autre, plus aguerri, sûr de ses capacités, est allé de l’avant en solitaire, sans se poser de questions, malgré les risques. C’est en redescenda­nt qu’il s’est découvert vulnérable et piégé par la montagne, à moins que ça soit par lui-même.

Alors qu’il s’efforce de résister au sommeil, il croit soudain trouver la réponse à la question insoluble si souvent posée aux alpinistes: «Pourquoi faites-vous l’ascension des montagnes?» «Pour m’échapper de prison.» Prison physique ou intérieure, peu importe: à quoi bon fuir, si c’est pour se retrouver coincé sur un bout de glacier? L’histoire se termine mal, à la manière d’un contre cruel. Le personnage de Hohl, tout méthodique qu’il soit, finit par perdre appui et se retrouve précipité dans une chute mortelle.

Alors, pourquoi grimper? Et si ce qui se joue là-haut concernait aussi, d’une façon ou d’une autre, le destin de ceux qui sont restés en bas? Recherche d’un sens qui recule toujours au fur et à mesure qu’on avance vers lui, mais dont on est certain qu’il est là, quelque part, au bout de l’escalade. Comme si l’alpiniste ne grimpait, au fond, que dans le but de savoir pourquoi.

Qu’il finisse ou non par le découvrir, lui seul aura vu de ses yeux la dimension réelle du monde, aura eu la juste perception de combien fragile et précieuse est la présence humaine. En bas, justement, l’ami a rebroussé chemin, sans se douter de rien. Alors qu’il coupe à travers la vallée, il glisse bêtement dans un torrent qui finit par l’emporter. On a envie de refaire l’histoire: et si le grimpeur était parvenu à le rejoindre… et s’ils ne s’étaient jamais divisés… Mais la chute de l’un entraîne celle de l’autre. Tous deux trébuchent presque de la même manière. Morts apparemmen­t absurdes, qui renvoient pourtant – écrit Hohl – aux failles secrètes de leurs vies respective­s et à ce qu’ils auraient pu faire, s’ils avaient réussi à les surmonter.

«Quel sens cela a-t-il, aujourd’hui encore, de parler précipices, abîmes, gouffres vertigineu­x? Alors qu’à notre époque, chaque jour, des foules de gens, mêmes vieux et infirmes, survolent à des milliers de kilomètres d’altitudes pays et continents! Les lointains, vus d’un avion de ligne (pour autant qu’on les voie) sont quasiment des abstractio­ns; l’impression d’abîme, par contre, ne peut naître que de la perception des sens. […] Est-il jamais arrivé que, penché sur une carte, on soit pris de vertige et qu’on se cogne le front sur le bois d’une table?» (LUDWIG HOHL, «ASCENSION», TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR LUC DE GOUSTINE, GALLIMARD, 1980)

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