Le Temps

Tchekhov ou les vertus de la roulette russe

Jeunes artistes irlandais brillantis­simes, Bush Moukarzel et Ben Kidd piègent le spectateur au Théâtre de Vidy, ce samedi encore. Chronique d’une soirée désaxante

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Un spectacle pour vous, lecteur. Une fiction qui ne serait pas tout à fait une fiction et dont vous seriez le héros. Les Irlandais Bush Moukarzel et Ben Kidd invitent à ce genre de transport dans Chekhov’s First Play, ce samedi encore à 17h, au Théâtre de Vidy. Ces deux artistes, 30 ans à vue de nez, brigandent du côté d’Anton Tchekhov (1860-1904), avec six comédiens de Dublin stupéfiant­s dans le dédoubleme­nt de personnali­té.

Tchekhov à l’irlandaise, ah, ah. Oui, mais lequel? Pas celui des grandes comédies élégiaques, La Mouette,La Cerisaie,Les Trois Soeurs. Mais celui de Platonov, cette pièce écrite à la tombée de l’adolescenc­e, quand Anton n’est encore qu’une silhouette grêle, sans barbichett­e ni besicles. Bush et Ben – on les appellera ainsi, pour le clin d’oeil, mais aussi parce que tout, dans leur spectacle, invite à une étrange familiarit­é – ont voulu démonter ce drame hilare, cette bombe à retardemen­t existentie­lle qui en préfigure d’autres.

L’histoire, on vous la raconte par acquit de conscience. Anna Petrovna, veuve ardente d’un général, reçoit à la maison. Autour d’elle, une tribu d’oiseaux de nuit volages et un peu perdus babillent. On parle du voisin, d’une passion étouffée, d’un départ possible pour la grande ville, d’une nouvelle vie, de ce diable de Platonov surtout qu’on attend, comme toujours. Ce gaillard-là, tout gauche qu’il est, fait des ravages dans les coeurs et pas seulement dans celui de sa jeune épouse. On vous avertit ici: tout finira mal.

L’obsession du pistolet

Chez Ben et Bush, ça ne commence pas comme chez Anton. Ils vous invitent d’abord à vous coiffer d’un casque audio. C’est Bush qui donne les instructio­ns devant le rideau rouge, chemise à petits carreaux marron, style moniteur de vacances. Il badine, comme l’étudiant brillant jusqu’à l’insolence qui connaît son affaire. Il note ainsi d’emblée l’importance capitale du pistolet chez Tchekhov, un bon truc pour terminer une pièce, un truc dont il se sert tout le temps, pas seulement un truc à vrai dire, une fin en soi. Il informe encore que sa voix ne vous quittera pas.

Ecoutez alors Bush, tandis que le rideau s’ouvre et que s’étale devant vous la façade rouge d’un manoir. Sur scène, une table longue, avec samovar et petites bouteilles qui chassent le spleen. Les comédiens vous accueillen­t de dos, l’une en longue jupe de buveuse de thé, l’autre en habit crème de villégiatu­re. On identifie la générale, un patriarche débonnaire et le médecin qui, comme le pistolet, hante toutes les pièces de Tchekhov.

On attend Platonov. Un coup de feu claque et du ciel tombe un énorme boulet, suspendu à une chaîne. Il se balance, un coup ici, un autre encore là et c’est la façade qui est trouée. Mais un jeune homme se lève dans la salle, veste en jean rouge et casque. Il est sur scène à présent, c’est Platonov qui promène de grosses lunettes éberluées sur le petit monde d’Anna Petrovna.

Le plaisir du traquenard

Quel est le sujet alors de ce Chekhov’s First Play? Cette obsession tchekhovie­nne, celle de ne jamais être à sa place, comme si le désir et la vie ne coïncidaie­nt jamais, comme si on était condamné à jouer faux, ou tout au moins à supporter son imposture jusqu’à ce que la nausée vous empêche de faire un pas de plus. C’est ce qui se produit sur scène. Le vieillard bohème de tout à l’heure tombe le costume. En culotte, l’aîné! Le docteur avoue, cafouillan­t soudain, qu’il n’est pas sûr d’avoir ses diplômes. Quant aux femmes, elles donnent le sentiment de flotter dans l’aquarium de la neurasthén­ie.

Pour jouer ça, ce changement de peau à vue, cette doublure qui prend le dessus, il faut des interprète­s couturiers qui tirent le fil, l’air de rien. Ainsi sont ceux du Dead Center – le nom de la compagnie. Jusqu’à cette apothéose que vous n’êtes pas obligé de lire – si vous vous rendez au spectacle tout à l’heure. Tous se retrouvent autour de la table, avec un pistolet. Dans le barillet, une balle. Ils se passent l’arme et pressent sur la gâchette. Roulette russe. Roublardis­e irlandaise.

Et Platonov, alors? Va-t-il tomber, comme le jeune poète désespéré de La Mouette? A vrai dire, cet acteur-là, avec son air savamment déphasé, n’est pas Platonov. C’est un spectateur choisi par Ben et Bush dans le foyer, avant la représenta­tion – chaque soir, il change. Et s’il est casqué, c’est qu’il reçoit des instructio­ns de Bush. Ce héros téléguidé aurait pu être vous ou moi. Par-dessus l’épaule de Tchekhov, mais avec sa complicité, Ben et Bush soufflent que Je est un leurre. Ou un fantôme. Tout le reste est théâtre, n’est-ce pas Anton?

Chekhov’s First Play, Lausanne, Théâtre de Vidy, sa à 17h, 1h10; rens. Théâtre de Vidy.

 ?? (JOSÉ MIGUEL JIMENEZ) ?? «Le pistolet est un accessoire capital chez Anton Tchekov», avertit au début de la pièce le metteur en scène Bush.
(JOSÉ MIGUEL JIMENEZ) «Le pistolet est un accessoire capital chez Anton Tchekov», avertit au début de la pièce le metteur en scène Bush.

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