Un festival qui donne le blues
Pour la huitième fois, le Blues Rules de Crissier accueille des rescapés de la mondialisation, des conteurs de génie et des guitaristes du Delta. Petite leçon de terroir américain en deux jours
C’est un beau château crème entre un pré de colza et une bretelle d’autoroute. Chaque année, à pareille saison, il reçoit une meute de sudistes dont certains prennent pour la première fois l’avion, des troubadours aux dents d’or, des guitaristes de vertige et des divas aux pieds nus. Le Blues Rules de Crissier, pour la huitième fois, s’apprête à servir d’ambassade européenne aux refusés de l’Amérique et à ses meilleurs conteurs. Plus qu’un festival, une bonne histoire.
C’est Thomas Lecuyer qui la raconte, lui qui passe le monde entier par le filtre d’une bonne chanson blues ou d’un sketch comique. Il évoque en vitesse son enfance spartiate, l’école militaire, Toulouse, Grenoble, ce qui, virage après déviation, l’a conduit à s’installer en Suisse pour collaborer à la Nuit des Publivores dont les bureaux étaient situés dans le château de Crissier. Lecuyer, pas encore 40 ans, le visage lisse de l’enfant sage qui gonfle secrètement des bombes à eau, semble avoir passé sa vie à se relever des mauvais coups qu’elle lui faisait.
Il a tenu le Lido, temple de l’humour lausannois, fermé pour cause de passepasse immobilier. «Ce n’était pas facile. Mais j’ai trouvé un accord avec la salle du CPO à Ouchy pour y organiser des soirées. On continue de se marrer.» Le château de Crissier, où il a créé le Blues Rules, a été vendu à un particulier, il ignore donc si son festival pourra s’y dérouler l’année prochaine. «Franchement, on ne sait même pas si le festival aura lieu en cas de déficit cette année. Tout est très précaire.»
Une mine de fables
Thomas décèle le baroque ou même la part philosophique en toute chose, surtout en les histoires des musiciens qu’il invite au Blues Rules. Comme celle de Mark Muleman Massey, natif de Clarksdale dans le Mississippi, promis à une carrière de footballeur et à la cheffe des pom-pom girls, mais qui se fait arrêter pour vente de trois ou quatre joints. Dix-huit ans de prison. Le blues lui sauve la peau derrière les barreaux. Le récit de sa vie a été consigné par la Bibliothèque du Congrès de Washington et il traverse pour la première fois l’Atlantique à l’occasion du Blues Rules.
Ce festival est une mine de fables et d’odyssées. Thomas Lecuyer l’a fondé avec un autre Français, Vincent Delsupexhe, graphiste de profession, chasseur de bluesmen par vocation. Il suffit d’appeler Vincent si on cherche un très vieux guitariste oublié du Delta, un des derniers juke joints où cette musique sent le coton ou encore la relève du blues à Muscle Shoals, Alabama. Vincent a tant voyagé dans le sud des Etats-Unis qu’ils finiront un jour par mettre une plaque à son nom à côté de celle d’Alan et John Lomax sur la ligne de train qui remonte jusqu’à Chicago.
Se dire sans pathos
Ainsi, cette année, les deux compères ont dégotté le fils de la légende Junior Kimbrough, Robert, qui lui aussi prend pour la première fois l’avion. Ils font venir également un rescapé du groupe pop Crash Test Dummies, Son of Dave, qui reprend à l’harmonica un siècle de musique populaire, de la complainte moite à Daft Punk. Au Blues Rules, il y aura aussi le meilleur de la Suisse quand elle donne un écho à l’Amérique: les Genevois de Duck Duck Grey Duck et les Zurichois de The Hillbilly Moon Explosion.
Il y a quelque chose de l’ordre du bonimenteur chez Thomas Lecuyer, lui qui vient de créer un programme de storytelling pour étudiants en marketing et communication du Polycom lausannois, et qui est capable de parler un jour et demi sans reprendre son souffle. Mais comme son Blues Rules, il respire la passion et la sincérité. Le blues enseigne l’art de se dire sans pathos. Et ce petit festival de deux jours, dont on aurait pu croire qu’il n’allait pas survivre à son premier été, est sans doute l’une des plus belles histoires de festivals qu’on puisse conter en Suisse romande.
Il est comme cette photo qui lui sert d’affiche cette année. Une image de danseuse dont on pourrait croire qu’elle a été prise il y a cinq décennies mais qui est l’oeuvre récente du photographe Bill Steber, natif du Tennessee qui arpente depuis vingt ans les terres du blues pour y trouver l’esprit plutôt que la lettre. Le Blues Rules croit en cet esprit. De résistance.