Dis-moi ce que tu lis…
Invité aujourd’hui des musées et foires d’art internationales, l’artiste franco-algérien a été marqué à l’adolescence par la lecture d’«Elise ou la vraie vie» de Claire Etcherelli
L’artiste franco-algérien Kader Attia évoque pour Le Temps son rapport à la littérature. A l’adolescence, un livre en particulier l’a marqué: Elise ou la vraie vie, de Claire Etcherelli. Cette histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un Algérien, parue en 1967, lui fit découvrir un pôle majeur de l’existence: la reconnaissance de l’autre.
«J’étais comme un être enfermé dans une bulle de verre, et tout le monde me voyait, mais personne ne m’entendait. Et moi, ce que je voulais, c’était casser la bulle pour que quelqu’un m’écoute» «ÉLISE OU LA VRAIE VIE», CLAIRE ETCHERELLI (1967)
Quel livre a marqué vos 15 ans?
Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli. Cette histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un Algérien est parue en 1967, à une époque où il y avait encore un racisme très fort. Les Algériens étaient souvent ce qu’on appelle des blédards, très attachés au bled. En France, ils se retrouvaient entassés dans des chambres, dans une réelle misère sociale et sexuelle.
Dans quelles circonstances l’avezvous lu?
Je l’ai lu vers 13 ou 14 ans. A la maison, il n’y avait que quelques manuels de constructeur ou d’ingénieur parce que mon père travaillait dans la construction. Ce n’est pas un livre que les profs m’ont demandé de lire, je l’ai pris tout seul à la bibliothèque à Garges-lès-Gonesse.
Pourquoi ce livre vous a-t-il marqué à ce point?
Il m’a montré que même si on ne réagit pas de la même manière de par l’éducation culturelle que l’on a reçue, il existe des ponts invisibles entre les êtres, entre les mondes. Elise ou la vraie vie s’ancrait dans un certain réel pour moi. Mes deux oncles vivaient à Ménilmontant. Ils n’ont jamais fait venir leurs femmes, ils louaient des appartements à trois ou quatre. J’atterrissais là-bas parfois. Et je retrouvais avec surprise cette ambiance dans un roman, je ne pensais même pas qu’on pouvait l’écrire. Mon père avait aussi un ami de son village qui venait souvent à la maison. Il était avec une femme qui me rappelait Elise, la Française de gauche, un peu engagée, qui s’intéresse aux autres. Elle mangeait le couscous avec nous sans en faire dix fois trop, avec une grande gentillesse.
Quel lecteur êtes-vous devenu?
J’ai toujours cette envie de tout lire, c’est une torture… Une centaine de livres s’accumulent sur mon bureau, d’Ibn Khaldoun à René Girard et Fethi Benslama, psychanalyste et spécialiste du fait religieux, que je lis beaucoup en ce moment.
Quels sont vos plus récents coups de coeur?
Les Jours, les mois, les années de Yan Lianke: un vieil homme dans un village peu à peu abandonné à cause de la sécheresse cultive un plant de maïs pour que les autres aient des graines à planter quand ils reviendront. Pendant tout le livre, on se demande si le récit va tenir juste avec cet homme et son chien aveugle, et cela marche. C’est très jouissif. Dans Servir le peuple, un autre roman de Yan Lianke, un mec se dispute le soir avec sa nana. Le matin il fait bouillir de l’eau, la met dans un bol, casse deux oeufs dedans, les bat avec des baguettes et saupoudre de sucre glace. Il offre cette magnifique soupe gluante à sa femme. Elle mange, elle aime et, du coup, ils sont réconciliés! C’est un monde, un voyage culturel en quelques lignes. La littérature te fait entrer par la serrure, voire derrière le paravent. Le couple se provoque sans cesse: « Tu n’as pas goûté mes crevettes du Sichuan, tu comprendras alors que tu as perdu», « Quand tu auras goûté mes artichauts aux champignons noirs, tu oublieras ce que tu viens de dire.» A notre époque où l’on a du mal à s’émerveiller d’un rien, et particulièrement dans l’art, cette capacité à savourer une tasse de café le matin peut aussi réunir des gens très riches et des gens très pauvres.
Un livre pour l’été?
Il faut lire Yan Lianke, vraiment. On a toujours l’impression que la Chine est une masse d’un milliard d’êtres humains; chez lui, on sent les individus. Les sociétés postmodernes favorisent une sorte d’objectivation de l’individu pour en faire un consommateur. Le projet individuel est quelque chose de profondément humain. Dans Les Jours, les mois, les années, des Chinois aiment, mangent, jouissent, ont des fantasmes qui ne sont ni le communisme ni le socialisme de marché. Entre Elise ou la vraie vie et Yan Lianke, le point commun c’est la reconnaissance de l’autre.