Bouaké, le procès d’une énigme sanglante
Trois hommes seront jugés par défaut à partir d’aujourd’hui à Paris pour le bombardement d’une base militaire française en 2004, en Côte d’Ivoire, où avaient péri neuf militaires français.
Les familles d’un civil américain et de neuf militaires français tués en 2004 sont hantées depuis seize ans par des fantômes. Dans le procès qui s’ouvre aujourd’hui jusqu’au 16 avril devant les assises de Paris, ils n’auront toutefois pas encore justice. Les trois suspects sous le coup d’un mandat d’arrêt, le mercenaire biélorusse Yuri Sushkin, 68 ans, et les deux militaires ivoiriens, Ange Gnanduillet, 65 ans, et Patrice Ouei, 63 ans seront absents et donc jugés par défaut pour « assassinats ». Ils sont accusés d’avoir bombardé, le 6 novembre 2004, avec deux avions de l’armée régulière ivoirienne, un cantonnement de l’armée française à Bouaké, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Les Français agissaient alors dans le cadre d’un mandat de l’Onu de maintien de la paix entre le régime du président Laurent Gbagbo et des rebelles.
Quels commanditaires ?
L’attaque, faisant dix morts et trentehuit blessés, avait motivé une riposte immédiate de la France, qui avait détruit la totalité des forces aériennes ivoiriennes. Gbagbo devait pourtant rester en place jusqu’en 2011, date à laquelle, lâché par la France, il a été chassé du pouvoir au profit d’Alassane Ouattara, toujours président aujourd’hui.
L’instruction a tenté de tirer au clair cet épisode tragique qui s’est noué dans ce pays clef de l’influence française en Afrique, sans parvenir à en identifier les commanditaires. L’hypothèse d’une erreur de tir semble exclue, de même que celle d’une initiative du président Gbagbo. Le dossier reste donc un mystère, même s’il est surplombé par la thèse défendue par le principal avocat des parties civiles, Me Jean Balan.
Scandale d’État ?
Selon lui, l’attaque était un coup tordu fomenté par une partie du gouvernement français qui aurait eu pour but de justifier le renversement du président Gbagbo. Les morts n’étant pas prévus, la manigance aurait échoué, estime celui qui évoque un scandale d’État, « car on a tué des soldats français et parce qu’on est intervenu dans un pays ami pour changer sa destinée. »
L’enquête a de fait mis au jour des épisodes troublants : les autorités françaises ont laissé filer deux fois des mercenaires ukrainiens et biélorusses impliqués : une première fois à Abidjan juste après l’attaque, et une seconde fois au Togo quelques jours après, où elles auraient pu se faire remettre l’un des accusés de Paris, Yuri Sushkin.
Trois ex-ministres cités comme témoins
Pendant l’enquête, la ministre de la Défense de l’époque Michèle AlliotMarie a expliqué cette abstention par le fait que la France n’avait pas titre légal pour agir.
Peu crédible, ont dit les juges qui ont demandé qu’elle soit poursuivie avec Dominique de Villepin (Intérieur) et Michel Barnier (Affaires étrangères) devant la Cour de justice de la République pour « recel de malfaiteurs » et « non-dénonciation de crimes ». Cette requête a été rejetée en 2019. Me Balan a donc fait citer les trois exministres comme témoins au procès de Paris, ainsi que l’ex-Premier ministre qui les chapeautait à l’époque, Jean-Pierre Raffarin.
Leurs dépositions sont programmées les 12 et 13 avril. La tenue de ce procès est déjà une victoire pour l’avocat. Ordinairement, le procès par défaut est une courte formalité mais, en l’espèce, des dizaines de témoins seront entendus, depuis des soldats du rang jusqu’aux ex-responsables de l’appareil d’État français, en passant par de hauts gradés.