Les Niçois domptent
Dés le Moyen Âge pour se protéger des crues violentes, ils vont endiguer et recouvrir ce fleuve. La place Masséna et le jardin Albert 1 ont poussé sur ces terres nouvelles
Jadis, lorsque le Paillon entrait en fureur et faisait rouler ses eaux ravageuses depuis la montagne, un cavalier galopait le long de ses rives et hurlait à la population « Lou Paioun ven ! »:« Le
Paillon arrive ! » Tout le monde s’enfermait, assistait impuissant à la montée des eaux, constatait les dégâts, comptait les morts, et attendait le retour du beau temps. Aujourd’hui, les choses ont changé. Les Niçois ont décidé d’endiguer le Paillon. Alors, lorsque le fleuve regorge d’eau, il s’engouffre furieusement sous les arches et disparaît sous la ville. Si on disait aux touristes que Nice est bâtie sur les rives d’un fleuve, ils ouvriraient des yeux ronds. Le Paillon est devenu un fleuve fantôme. Il faut regarder les tableaux anciens pour se souvenir de sa présence à Nice. Le Paillon, réduit la plupart du temps à un maigre cours d’eau, offrait aux bugadières - c’est ainsi qu’on appelait les lavandières - les vastes étendues de son lit pierreux. Elles venaient laver leur linge, coiffées de chapeaux de paille, agenouillées au milieu de leurs corbeilles. Elles parlaient fort, riaient et s’injuriaient à la cantonade. Le coeur de Nice battait en elles. Lors du retour de la Campagne d’Italie, c’est dans le lit du Paillon que les soldats de l’armée de Napoléon organisèrent un banquet.
Malgré les crues, l’eau manquait à Nice
Si l’on remonte beaucoup plus loin dans le temps, au début de l’ère chrétienne, le Paillon a été le témoin du martyre de saint Pons. Le saint fut décapité au haut d’un rocher et sa tête roula jusqu’au fleuve. À cet endroit a été construite l’abbaye qui porte son nom. Long de trente-six kilomètres, le Paillon prend sa source à 1 300 mètres d’altitude près du col de Braus et se jette dans la mer, sous le jardin Albert 1er à Nice, au début de la promenade des Anglais. En fait, il n’y a pas un mais quatre Paillon : le Paillon de Levens, le Paillon de Contes, le Paillon de l’Escarène et le Paillon de Laguet qui, tous, se rejoignent à Drap, au nord de Nice, pour former ce qu’on appelle « le Paillon ». Malgré leur débit irrégulier, ces quatre Paillon ont de tout temps constitué la principale ressource du bassin en eau domestique, eau d’arrosage et énergie. L’eau était rare, on se la disputait. En 1153, l’évêque d’Embrun dut venir à Nice pour arbitrer un conflit de captation d’eau au centreville entre le couvent Saint-Dominique et la cathédrale. En 1861, le préfet envoya l’armée contre les gens de la Trinité, au nord de Nice, qui avaient détourné les eaux du Paillon au détriment des cultivateurs niçois. Jusqu’à ce qu’en 1851, on construise le canal de la Vésubie pour alimenter Nice en eau potable, l’eau était rare dans la cité. Nombre de communautés comme l’abbaye de Saint-Pons possédaient leur puits. Il existait aussi des puits publics à la rue Pairolière et au Sénat. En 1517, fut réalisé un exploit technique sans précédent : la construction au château de Nice d’un puits de 80 mètres de profondeur, destiné à amener l’eau douce jusqu’à la citadelle niçoise. Certains chroniqueurs qualifièrent l’ouvrage de « huitième merveille du monde ». Au long des quatre vallées des Paillons, les riverains ont toujours essayé de domestiquer le cours d’eau au moyen de petits barrages en pierres et en bois appelés « batardeaux », créant ainsi des galeries de captage. L’eau actionnait les roues des moulins.
Trois cent soldats emportés en
Comme le rapporte l’historien A. Piétri, docteur es Lettres de l’université d’Aix, dans sa thèse sur l’histoire du Paillon, on est arrivé à compter au XVIIIe siècle jusqu’à cent soixante-neuf fabriques et industries utilisant la force motrice de l’eau : moulins à farine - dont les célèbres moulins de l’Ariane au nord de Nice ; moulins à huile dans les vallées de Contes, l’Escarène, Levens ; fabriques de pâtes alimentaires à l’entrée de Nice ; papeteries, scieries de bois et de pierre à Saint-André et Drap, manufactures de tabac, usines de tissage et de filature, tanneries. Nice a compté jusqu’à quatorze tanneries dont dix utilisaient les eaux du Paillon. Redoutable Paillon, qui, au cours des siècles, pleure ses eaux ou les transforme en cataclysme ! Des pluies trop abondantes, une fonte des neiges excessive et soudain « Lou Paioun ven ! » C’est alors un désastre. Le Paillon, si tranquille le reste de l’année, sème la désolation, emporte les gens et les animaux, ruine les digues, ravage les habitations, submerge les rues et les chemins, abat les ponts. On prétend qu’il y a une grande crue par siècle, mais au XVIIIe et XIXe, elles se sont multipliées. Chaque fois, les témoins parlaient « d’un mur d’eau d’un mètre de haut qui s’avançait ». Lors de la crue du 14 avril 1774, une armée piémontaise a été surprise au moment où elle traversait le Paillon. Six officiers et trois cents soldats sont morts.