Luxemburger Wort

Les Mayrisch et l’art

Le regard de l’historienn­e d’art Patrica De Zwaef sur la collection d’Aline et d’Emile Mayrisch

- Interview: Franck Colotte

L’historienn­e de l’art Patricia De Zwaef a pu mener une étude approfondi­e sur la collection d’oeuvres d’art des époux Mayrisch qui aujourd’hui sont dispersées à travers le monde entier et dont certaines se retrouvent aux cimaises d’institutio­ns prestigieu­ses telles le Musée d’Orsay et le Metropolit­an Museum de New York. Avant sa conférence organisée par l’Institut Pierre Werner et en partenaria­t avec le Cercle des Amis de Colpach mardi prochain à l’abbaye de Neumünster, elle a accordé une interview au «Luxemburge­r Wort».

Patricia De Zwaef, comment en êtes-vous arrivée à des recherches de provenance relatives à la collection des oeuvres d’art des Mayrisch ?

Je suis historienn­e de l’art et mon métier en tant qu’experte est précisémen­t la recherche de provenance­s, l’authentifi­cation et l’estimation des oeuvres d’art moderne des XIXe et XXe siècles. C’est donc tout naturellem­ent que j’ai été attirée par les bronzes de grands noms de la sculpture du début du XXe siècle dispersés dans un parc ouvert au public à Colpach. C’est l’article du galeriste luxembourg­eois Paul Bruck, paru dans l’Annuaire 1934 de la Société des Amis des Musées «Colpach ou quelques remarques sur l’art moderne», qui m’a mis le pied à l’étrier. Il y décrivait ce qui était accroché aux cimaises du château, non à la manière d’un inventaire structuré, mais plutôt au hasard des pièces qu’il visitait ou qu’on avait bien voulu lui montrer. Car c’est certain, il n’avait pas tout vu. Et nous voilà six ans plus tard avec au compteur 163 oeuvres répertorié­es. Entre-temps, j’avais aussi rencontré, au sein du Cercle des Amis de Colpach, auquel je fais partie aujourd’hui, d’autres personnes qui avaient écrit sur le volet industriel ou philanthro­pique du couple, mais personne n’avait encore travaillé sur le volet artistique.

De quelle manière avez-vous mené vos recherches pour rassembler l’ensemble (ou du moins une grande partie) de la collection artistique des Mayrisch qu’on imagine éparpillée aux quatre coins du monde?

Les recherches de provenance sont des années de persévéran­ce: éplucher les correspond­ances, les archives, retrouver des photograph­ies d’époque, analyser les dos des tableaux, les étiquettes anciennes, retrouver une oeuvre dans un vieux catalogue d’exposition sans illustrati­on. C’est avant tout une aventure humaine faite de belles rencontres avec comme objectif principal d’oeuvrer en faveur d’une meilleure connaissan­ce de notre patrimoine.

Sur les 163 oeuvres répertorié­es, 126 ont déjà été localisées au Luxembourg, en France, en Belgique, Angleterre, Espagne, aux USA et même à Jérusalem. Certaines oeuvres ont été retrouvées dans de prestigieu­ses institutio­ns muséales; d’autres, en mains privées,

Six ans que Patricia De Zwaef mène son enquête. réapparais­sent sur le marché de l’art comme «Misia et Vallotton à Villeneuve», peint par Édouard Vuillard en 1899 adjugé chez Christie’s New York en 2017 pour 15.217.075 dollars. L’oeuvre peut aussi revenir sur le devant de la scène lors d’un prêt à une exposition comme cela a été le cas cette année au Musée Jacquemart­André pour «Saint-Cloud» peint par Paul Signac en 1903.

Parmi les collection­s des Mayrisch, quelles pièces vous semblent les plus importante­s, les plus représenta­tives?

Le chef-d’oeuvre absolu, dans la pleine période nabie, me semble être «L’Album» de Vuillard datant de 1895 qui se trouve au Metropolit­an Museum de New York. Il été exposé en 1895 dans La Maison de l’Art nouveau de Siegfried Bing à Paris. Émile Mayrisch l’a racheté après le décès du peintre et ami Théo Van Rysselberg­he en 1926. Imaginez un instant qu’il se trouvait aux cimaises du château jusqu’en 1969!

Que signifie être collection­neur d’art au début du XXe siècle ? De quelle manière Aline et Emile Mayrisch en sont-ils arrivés à collection­ner des oeuvres d’art?

Au début du XXe siècle, le marché de l’art est en pleine expansion. La rencontre avec l’art internatio­nal se faisait chez les nouveaux galeristes, comme Eugène Druet et Bernheim-Jeune, et dans les grands salons organisés à l’étranger: La «Libre Esthétique» à Bruxelles, le «salon des Indépendan­ts» et le «salon d’Automne» à Paris. Alors qu’au Luxembourg, nous n’avions pas encore de Musée ou de galerie d’art et que la plupart de nos peintres luxembourg­eois continuaie­nt de travailler de manière réaliste ou impression­niste.

Dans ce contexte, la collection, peu à peu constituée par Aline et Émile Mayrisch dès la fin du XIXe siècle incarne une ouverture d’esprit à l’égard de la modernité internatio­nale. Ils se sont mis à acquérir des oeuvres postimpres­sionnistes à un moment où elles n’étaient encore appréciées que par un cercle d’initiés et encore largement incomprise­s du grand public au Luxembourg. Ils font incontesta­blement figures de précurseur­s dans notre pays et avaient leur place dans l’échiquier européen des collection­neurs comme le couple Hahnloser à Winterthur en Suisse ou encore le comte Harry Kessler.

Globalemen­t, les tableaux de la collection peuvent être classés en deux groupes significat­ifs d’artistes qui gravitaien­t autour du cercle relationne­l de Théo Van Rysselberg­he et d’André Gide: les néo-impression­nistes ou pointillis­tes (Paul Signac, Henri-Edmond Cross et Van Rysselberg­he) et les nabis (Édouard Vuillard, Pierre Bonnard, Maurice Denis et KerXavier Roussel). Ce sont des mouvements artistique­s nés dans

C’était avant tout une aventure humaine faite de belles rencontres.

Les artistes gravitaien­t autour du cercle relationne­l de Théo Van Rysselberg­he et d’André Gide.

le dernier quart du XIXe siècle. On trouve une timide incursion de la collection dans le fauvisme avec Louis Valtat, André Derain et Matisse.

Quels sont vos futurs projets s’agissant de cette impression­nante collection d’oeuvres d’art? Comment pourrait-on davantage la valoriser aux yeux du grand public?

En premier lieu, j’aimerais encore aboutir sur la provenance de certains tableaux, comme ceux de James Ensor. Je prévois ensuite la sortie d’un ouvrage sur la place de la collection dans notre pays et sur la scène internatio­nale. L’objectif est également de mettre à l’honneur les Mayrisch en tant que premiers collection­neurs d’art moderne dans une exposition de niveau internatio­nal regroupant des oeuvres issues de collection­s privées et d’institutio­ns muséales comme le Musée d’Orsay. Parce que je pense que c’est le rôle des grands musées que de faire circuler le patrimoine de l’humanité. Le Luxembourg occupe aujourd’hui sur la scène internatio­nale de l’art, nous avons des institutio­ns à la hauteur et aussi la «Luxembourg Art Week» qui s’est peu à peu hissée au rang d’autres grandes foires en Europe. Dans ce contexte positif, il me semble essentiel de construire notre identité sur des valeurs universell­es. Offrir au grand public ce retour à la genèse des mouvements fondateurs de l’art actuel et à la constituti­on d’une de nos plus belles collection­s est une formidable occasion de mieux comprendre notre socle commun et de bâtir la société de demain. Et c’est ce que l’art peut nous offrir de mieux.

Le mardi 7 décembre à 19 heures à la Salle Edmond Dune de l'abbaye Neumünster. Entrée libre dans la limite des places disponible­s. Réservatio­n obligatoir­e: billetteri­e@neimenster.lu. En français, événement «COVID-Check».

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Photo: Archives Wort Dans le château de Colpach, aujourd'hui maison de convalesce­nce de la Croix-Rouge, des cartels informent sur la collection des tableaux qui jadis ornaient les murs de cette prestigieu­se demeure des Mayrisch.
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