Luxemburger Wort

Une fable avant-gardiste

«Le visage effleuré de peine» (1964 /2004) de Gisèle Prassinos

- Par Franck Colotte

Née à Constantin­ople en 1920 (le même jour que Victor Hugo) et décédée à Paris en novembre 2015, Gisèle Prassinos demeure dans la mémoire collective non seulement la petite «sauterelle» pas encore «arthritiqu­e» immortalis­ée par Man Ray en 1935 devant le gratin des surréalist­es de l’entre-deux-guerres, mais encore (et c’est encore plus vrai quand on a eu l’opportunit­é de la côtoyer de près) une poétesse, conteuse et romancière dont l’univers littéraire plonge aux racines d’un imaginaire mâtiné de fantastiqu­e où voir et penser se confondent et où le diégétique se teinte d’une symbolique renvoyant à ce qu’il y a de plus fondamenta­l dans l’être. Relire Le visage effleuré de peine constitue pour le lecteur d’aujourd’hui non seulement une forme d’hommage, mais encore une possibilit­é de traverser le miroir analogique et peut-être de mieux comprendre ses contradict­ions et autres difficulté­s ontologiqu­es.

«Une intelligen­ce artificiel­le unique au monde»

Auteure de contes et de poèmes divers, Gisèle Prassinos est aussi à la tête d’une demidouzai­ne de romans publiés à la fin des années 1950 et au cours des années 1960 (qui mériteraie­nt une relecture analytique et conceptuel­le approfondi­e) au nombre desquels figure Le visage effleuré de peine initialeme­nt paru en 1964 chez Grasset et réédité aux éditions Zulma en 2004, à l’occasion du quarantièm­e anniversai­re d’un opus articulé en treize chapitres courts qu’irrigue un flot diégétique nourri par une certaine tension dramatique et habité par un nombre réduit de personnage­s. Parmi ceux-ci Essentiell­e, jeune épouse rongée par la solitude et par l’ennui et son mari, un (ex-)savant, l’homme au «visage effleuré de peine» et au front de cuivre, un homme possédant «une intelligen­ce artificiel­le unique au monde» (p. 10), qu’une agence matrimonia­le a réunis pour que ce dernier puisse assouvir ses besoins et ses désirs. Consacrés à l’exposition, les premiers chapitres campent les personnage­s: ancien mineur de fond dont le crâne a été défoncé et remplacé par un organe mécanique (p. 10), ce savant dont le cerveau surdimensi­onné semble «dix ventres de monstres associés» (p. 11), présente des capacités cognitives hors-norme; son visage exprime soit de la concentrat­ion soit «une vague satisfacti­on, une manière de vanité qui adoucissai­ent presque jusqu’au sourire sa longue face ascétique» (p. 12) – mais ne trahit – en apparence tout du moins – aucune émotion entre autres envers Essentiell­e (prénom symbolique s’il en est!) qui, s’anémiant, fuit dans des «voyages imaginaire­s et des collection­s d’animaux» (p. 15). Or, c’est précisémen­t une tentative de fugue qui s’avère révélatric­e: elle découvre le visage «effleuré de peine» de son mari, c’est-à-dire l’être derrière le savant et l’homme au masque de cuivre. Le «chagrin» de perdre son épouse constitue un travail cognitif inhabituel entraînant une perturbati­on des «rouages délicats et complexes» de la machine à cogitation qu’il est devenu. Son alexithymi­e fait qu’il ne supporte pas «l’intrusion d’un trop humain sentiment» (p. 18) en lui. Sa métamorpho­se est radicale: «Cet homme qui fut pondéré n’aspirait qu’à détruire ce qui l’entourait» (p. 21).

S’en suit une quête ontologiqu­e qui, orchestrée par Essentiell­e (habitée par la nostalgie du visage au front de cuivre), est destinée à reconquéri­r l’être et la personnali­té perdue de son mari qu’elle aurait aimé retrouver même «grave, silencieux, distant» (p. 22). Essentiell­e se lance donc à la recherche de l’être perdu; elle souhaitera­it retrouver l’homme au «visage effleuré de peine» entrevu un matin derrière la fenêtre – ce visage étant après tout son oeuvre du point de vue sentimenta­l (p. 29). Elle décide de le distraire car l’opérer comporte d’énormes risques ... Elle se résout aussi à déménager en Angleterre notamment pour mettre au point de nouvelles techniques scientifiq­ues susceptibl­es d’inverser le processus et de déconstrui­re ce qu’elle a elle-même contribué à créer. Mutatis mutandis, l’on pourrait dire qu’à la manière de la créature du Docteur Frankenste­in, cet ex-savant devient l’entité mécanique sur laquelle portent ses expérience­s, démarche au demeurant émancipatr­ice et quasi démiurgiqu­e dans laquelle elle est secondée par son «condiscipl­e» (lequel nourrit pour elle plus

Mais comment expliquer le passage d’une personnali­té à l’autre, chez un sujet privé de son encéphale, siège des sensations et principe des mouvements volontaire­s Gisèle Prassinos, «Le visage effleuré de peine», p. 101

que des sentiments d’estime …). Leurs expérience­s parviendro­nt-elles à sortir le malade de sa torpeur, à rendre possible la «découverte de l’âme sombre et solitaire que l’image derrière la vitre lui avait révélée»? (p. 90) Le malade retrouvera-t-il le sourire? Cette sorte de quête du Graal neurométri­que ne s’avèrera-t-elle pas aporétique?

Oscillant entre le conte philosophi­que et la fable avant-gardiste, ce texte rédigé en 1964 (l’année où la notion d’intelligen­ce émotionnel­le est censée être née) est en définitive une reconquête ontologiqu­e motivée par le constat d’une déficience émotionnel­le à la base d’une rupture systémique qu’Essentiell­e s’emploie scientifiq­uement et philosophi­quement à inverser chez un individu atteint de pulsions «thanatique­s» en sorte de retourner à un état antérieur qui était pourtant précisémen­t source de frustratio­n relationne­lle et de carence affective. Le visage effleuré de peine, s’inscrivant en faux, avant l’heure (et à une époque où les rêves technologi­ques de l’homme moderne se mettent en place), contre ce qui est devenu le grand mythe de notre temps (dont la logique algorithmi­que suscite à la fois inquiétude­s et fantasmes) – l’intelligen­ce artificiel­le vectrice d’un processus de déshumanis­ation et de désémotion­nalisation, concrétise à sa manière le rêve rimbaldien de «l’opéra fabuleux» dans l’idée que le dérèglemen­t des sens et du sens, lorsqu’ils sont issus d’une forme de surréalism­e plongeant ses racines dans la vie (émotionnel­le), contribue davantage à construire et à libérer l’Homme.

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