Abstention
Ils sont cinquante. Représentant toutes les nuances de l’arcen-ciel macronien. Cinquante de ces députés LREM que les oppositions ne cessent de railler pour leur supposé suivisme. On les a traités de clones, d’automates, de larbins et autres amabilités. En refusant de voter hier la proposition de loi dite « anticasseurs » -, ils ont acté la première véritable dissidence parlementaire de la législature. Et tordu le cou au mythe du groupe godillot. Cinquante abstentions, donc. C’est plus qu’on n’avait imaginé. Et cela donne la mesure du trouble qui a agité les consciences. Une fracture ? Ce dirait trop dire. Une fronde plutôt. Un désaccord ponctuel mais profond. D’autant plus notable, et lourd de signification, qu’il porte sur une question de principe par excellence : l’équilibre entre sécurité et liberté. Le débat oppose de longue date la gauche et la droite (à l’unanimité, la gauche a voté contre la proposition, issue au départ de la droite sénatoriale ; à quelques exceptions près, les Républicains ont voté pour). Et au-delà, deux sensibilités, deux philosophies politiques : au nom de la défense de l’ordre public, quelles entorses à la liberté sommes-nous prêts à accepter ? On ne s’étonnera pas que la question ait mis LREM à la torture. Le «enmêmetemps» a des limites. Les points les plus saillants du texte sont connus : l’interdiction de manifester pouvant être prononcée par les préfets contre toute personne présentant « une menace d’une particulière gravité » en raison de ses agissements antérieurs ; la création d’un délit de dissimulation du visage (aujourd’hui simple contravention), avec possible garde à vue des manifestants masqués ou encagoulés (quid des masques à gaz ?) ; l’application du principe casseur-payeur, permettant à l’Etat de se retourner contre les personnes convaincues d’avoir participé à des dégradations. Autant de mesures – nettement en retrait sur celles qu’avait votées le Sénat en premier lecture – jugées indispensables par le gouvernement et par la plupart des policiers pour empêcher les manifestations de virer à l’émeute. Pour eux, les scènes d’extrême violence auxquelles nous assistons depuis douze semaines ont montré les failles de notre arsenal juridique. Il faut hausser la garde. Pour nombre de juristes, et la majorité des avocats, le pouvoir cède à la manie des lois de circonstance en faisant voter sous le coup de l’émotion des dispositions dont on ne mesure pas assez la dangerosité. Les gouvernements passent, les lois restent. « Nous sommes en train de forger aujourd’hui les outils de notre éventuel asservissement de demain », s’alarme l’avocat à la Cour de Cassation Patrice Spinosi. À ce stade, ayant écouté les arguments des uns et les autres, tenté de peser dans une balance virtuelle la supposée efficacité d’un côté, l’éventuelle atteinte aux libertés de l’autre, le chroniqueur avoue sa perplexité. Le texte, qui doit encore retourner devant le Sénat puis franchir la herse du Conseil constitutionnel, a-t-il trouvé le point d’équilibre ? Il en approche... Mais ce n’est au fond qu’un pari. L’usage et les circonstances décideront, qui pourraient mettre à mal bien des certitudes. Les abstentionnistes n’ont pas toujours tort.