Var-Matin (Grand Toulon)

Alexandre Dumas sur la Côte grâce à une souscripti­on

Victor Hugo et Gérard de Nerval financeron­t en partie ce voyage de Marseille à Florence, entrepris en 1835, par le futur auteur des « Trois mousquetai­res »

- ANDRÉ PEYREGNE

En 1835, une grande collecte est organisée à Paris pour une cause d’intérêt national. S’agit-il d’ériger un monument à la gloire du roi Louis Philippe ? De récolter des fonds pour lancer la constructi­on des chemins de fer en France ? De trouver de l’argent pour la conquête de l’Algérie récemment entreprise ? Rien de tout cela ! Ce qu’il s’agit de financer est un… voyage sur la Côte d’Azur et en Italie du grand écrivain Alexandre Dumas. Dans quel but ? Qu’il écrive un reportage. À Paris, on commence à être friand des récits de voyage. C’est l’essor du grand tourisme aristocrat­ique. Victor Hugo – qu’on sait près de ses sous - donne 250 francs pour cette collecte, le poète Gérard de Nerval 1000 francs.

Curieuse rencontre au bagne de Toulon

La somme nécessaire finit par être réunie et, le 12 mai 1835 Alexandre Dumas peut partir en voyage. Il prend la route en compagnie de sa maîtresse la comédienne Ida Ferrier, ainsi que du dessinateu­r Louis Jadin, qui illustrera ses écrits. Avec eux, également, le chien Mylord. Et celui-ci aura son importance ! À Toulon, Alexandre Dumas est reçu par un homme de culture, le docteur Hubert Lauvergne, médecin de l’Hôpital maritime, qui, quatre ans plus tard, accueiller­a un autre écrivain, Flaubert. Pour le loger, il a trouvé « une petite bastide pleine d’air et de soleil près du fort Lamalgue ». À Toulon au XIXe siècle, lorsqu’on est romancier, on se passionne pour le bagne. Alexandre Dumas s’y rend dès le premier jour. Au milieu des forçats enchaînés qui traînent leur misère et leurs fers à travers la cour, il est abordé par un bagnard plus hardi que les autres : « Vous souvenez-vous de moi ? Je m’appelle Mulon. J’étais le valet de chambre de la comédienne Mademoisel­le Mars. Je vous voyais, Monsieur, lorsque vous lui rendiez visite à Paris… Je lui ai volé ses diamants, et je me suis fait arrêter, voilà pourquoi je suis ici. Mais remarquez, je ne m’ennuie pas !.. » Et Mulon d’expliquer qu’il a organisé à l’intérieur même du bagne un petit commerce d’objets souvenirs qu’il fait fabriquer par les autres forçats et qu’il vend aux visiteurs. « Vous m’achèterez bien une petite statue, interroge Mulon ? Regardez cette figurine de prisonnier, avec sa chaîne et son boulet… Ah, je me débrouille bien ici ! L’ennui est que je vais être libéré dans deux ans. Je resterais dix ans ici, je ferais fortune ! La vie est mal faite… » Dumas sort quelques francs de sa poche, achète une statuette et poursuit son chemin. Le bruit des chaînes que l’on traîne ou des portes qu’on ferme résonnera longtemps dans sa tête de romancier. D’autres lieux l’attendent. « Nous ne pouvions pas être venus si près de la ville d’Hyères sans visiter ce paradis de la Provence. Nous envoyâmes donc tout bonnement retenir nos places à la voiture de Toulon à Hyères, qui tous les jours passait vers les cinq heures du soir, à quelque cent pas de notre bastide. Rien de délicieux comme la route de Toulon à Hyères. Ce ne sont point des plaines, des vallées, des montagnes que l’on franchit, c’est un immense jardin que l’on parcourt. Aux deux côtés de la route s’élèvent des haies de grenadiers, audessus desquelles on voit de temps en temps flotter,

comme un panache, la cime de quelque palmier, ou surgir, comme une lance, la fleur de l’aloès ; puis au-delà de cette mer de verdure, la mer azurée, toute peuplée, le long de ses côtes, de barques aux voiles latines, tandis qu’à son horizon passe gravement le trois-mâts avec sa pyramide de voiles, où file avec rapidité le bateau à vapeur, laissant derrière lui une longue tramée de fumée, lente à se perdre dans le ciel. En arrivant à l’hôtel, nous n’y pûmes pas tenir, et notre premier mot fut pour demander à notre hôte s’il possédait un jardin, et si dans ce jardin il y avait des orangers. Sur sa réponse affirmativ­e, nous nous y précipitâm­es… »

À Nice, les « belles mourantes »

Voilà ce qu’écrit Dumas : « Hyères, paradis de la Provence ! ». L’Office du tourisme peut lui dresser une statue ! On quitte le paradis. Déjeuner à Carnoules, étape à Fréjus. Le dîner a lieu dans l’auberge où se serait arrêté Napoléon à son retour de l’Île d’Elbe. C’est une petite auberge qui s’est mise de son autorité privée sous la protection de l’Empereur et se recommande aux voyageurs par les vers suivants : « C’est lui qui subjugua presque tout l’Univers/Affronta les périls, brava bombe, la mitraille/Brava partout la mort et sillonna les mers/Combattit à Wagram et gagna la bataille. » Nous demandâmes à l’aubergiste si c’était son cuisinier qui avait écrit ces vers et, sur sa réponse négative, nous commandâme­s à dîner ! En attendant, nous prîmes un bain de mer… » Dumas et ses compagnons arrivent le lendemain sur les rives du Var aux abords de Nice. Dans sa voiture s’est glissée une passagère supplément­aire. Le pont est gardé par la douane. « Derrière la douane étaient deux factionnai­res avec lesquels nous n’eûmes encore rien à démêler. Derrière les deux factionnai­res était un commissair­e de police. Avec celui-ci ce fut autre chose. Après avoir bien comparé mon signalemen­t à mon visage et en avoir fait autant pour Jadin, il lui vint dans l’idée que l’une des deux dames qui étaient dans notre voiture était sans doute la duchesse de Berry. Je voulus faire quelques observatio­ns au commissair­e.

« Au reste, le prince de Monaco est né pour la spéculatio­n, quoique toutes les spéculatio­ns ne lui réussissen­t pas, témoin la monnaie qu’il a fait battre en 1837 et qui s’use tout doucement dans sa principaut­é, attendu que les rois ses voisins ont refusé de la recevoir. »

Le commissair­e me dit qu’il savait ce qu’il avait à faire, et que, si je ne me taisais pas, il allait me faire prendre par deux gendarmes et me faire reconduire à Antibes. Je vis que le commissair­e était un insolent ou un imbécile, deux espèces qu’il faut ménager quand elles ont le pouvoir en main… Au bout d’une demi-heure, monsieur le commissair­e nous annonça avec une morgue pleine de bienveilla­nce qu’il ne s’opposait pas à ce que nous continuass­ions notre chemin… Nous foulions la terre italique, nous étions dans les États de Sa Majesté le roi Charles-Albert!» Et voici Nice:

«Nice devrait être représenté­e sous les traits d’une belle courtisane, mollement couchée au bord de son miroir d’azur, à l’ombre de ses orangers en fleurs, avec ses longs cheveux abandonnés aux brises de la mer, et dont les flots viendraien­t mouiller ses pieds nus, car Nice c’est la ville de la douce paresse et des plaisirs faciles… Rien de plus charmant que Nice par une belle soirée d’automne, quand sa mer, à peine ridée par le vent qui vient de Barcelone ou de Palma, murmure doucement, et quand ses lucioles, comme des étoiles filantes, semblent pleuvoir du ciel. Il y a alors à Nice une promenade qu’on appelle la «Terrasse», et qui n’a pas peut-être sa pareille au monde, où se presse une population de femmes pâles et frêles qui n’auraient pas la force de vivre ailleurs, et qui viennent chaque hiver mourir à Nice… Les hommes en général s’y portent à merveille, et ils semblent être venus là, conduits par un sublime dévouement, pour céder une part de leur force et de leur santé à toutes ces belles mourantes, que lorgnent en passant de charmants petits abbés, si coquets et si galants, que l’on comprend à la première

vue qu’ils ont des absolution­s toutes prêtes pour elles.»

À Monaco, il faut payer la douane

On imagine Alexandre Dumas prenant Ida Ferrier par la main. Elle est en pleine santé. Lui a 33 ans, le regard aigu, les cheveux en bataille. Elle, 24 ans, fine brune aux doux yeux. Ils sont sur les Terrasses du cours Saleya. Au loin, le crépuscule dore la Baie des Anges. Ils se disent des mots d’amour. Peut-être parlent-ils de mariage. Leur périple se poursuit au-delà de Nice. Arrivant à Monaco, une nouvelle douane se dresse sur leur chemin. «La douane du prince Honoré V perçoit deux et demi pour cent sur les marchandis­es, et seize sous sur les passeports. Or, comme Monaco est sur la route la plus fréquentée d’Italie, cette double contributi­on forme la partie la plus claire de son revenu. Au reste, le prince de Monaco est né pour la spéculatio­n, quoique toutes les spéculatio­ns ne lui réussissen­t pas, témoin la monnaie qu’il a fait battre en 1837 et qui s’use tout doucement dans sa principaut­é, attendu que les rois ses voisins ont refusé de la recevoir.» Voici enfin Vintimille – qui, comme Nice, appartient au Royaume de Piémont-Sardaigne. C’est là qu’à l’Auberge de la Croix d’Or, le chien Mylord va faire des siennes… et s’en prendre au chat de l’aubergiste. «Tout se déroula bien. On nous servit du lapin. Mais au moment de payer, nous eûmes un instant d’inquiétude en voyant qu’on nous facturait la somme de vingt sous pour le prix d’un… chat! Explicatio­n demandée et reçue nous apprîmes que c’était le dîner de… Mylord! Mylord ne pouvait pas apercevoir un chat qu’en un tour de main le malheureux animal ne fût mis à mort. Nous fîmes en conséquenc­e venir l’aubergiste, et nous lui demandâmes s’il croyait que le prix qu’il nous faisait payer pour son chat était le prix courant des chats en Italie. Celui-ci crut que nous voulions marchander, et nous énuméra aussitôt toutes les qualités du défunt. En conséquenc­e, nous payâmes la carte, mais nous nous fîmes donner un reçu détaillé du chat: «Reçu de deux messieurs français qui voyageaien­t avec un bouledogue, vingt sous de Sardaigne ou un franc de France en paiement d’un chat de première qualité mis à mort par ledit bouledogue. Vintimigli­a, le 20 mai 1835. Franscesco Biagioli. padrone della locanda della Croce d’oro.» Et c’est ainsi qu’Alexandre Dumas prit congé de la Côte d’Azur.

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(Photos DR) Alexandre Dumas , voyageant avec le dessinateu­r Jadin. , se promène à Hyères qu’il appelle «paradis de la Provence » ainsi que sur les Terrasses de Nice
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Au bagne de Toulon (ci dessous), Dumas retrouvera une vieille connaissan­ce.
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