L’impensable virage nationaliste corse...
Au lendemain de l’assassinat du préfet Erignac, le 6 février 1998 en plein coeur d’Ajaccio, les Corses étaient descendus par milliers dans les rues de la cité impériale et de Bastia pour exprimer leur effroi, en même temps que leur refus de la violence. Vingt ans après ce drame, qui avait provoqué une véritable onde de choc sur l’île de Beauté, les leaders nationalistes Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni sont au pouvoir ! Les élections territoriales, organisées les 3 et 10 décembre derniers, ont même renforcé encore un peu plus la majorité dont ils disposent à la nouvelle collectivité insulaire. Qui aurait pu prédire qu’en deux décennies à peine, les Corses se laisseraient tenter par le vote nationaliste ? Pour André Fazi, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Corse, à Corte, l’accession au pouvoir des nationalistes n’est pas si surprenante que ça. Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’assassinat du préfet Erignac l’a même rendu possible. Il s’explique : « Cet assassinat, commis par ceux qu’on a appelé le commando Erignac, en rupture avec le FLNC Canal historique, a aidé à concevoir que la lutte armée était sans issue. »
Actions clandestines en régression
Et d’appuyer ses déclarations : « Dans les années 2000, les actions clandestines ont considérablement régressé. On ne compte plus que quelques attentats à l’explosif, contre jusqu’à 800 par an pendant la période la plus violente. » Nouvellement élue à la collectivité de Corse, Anne Tomasi, du Parti de la nation corse (PNC), appartient à cette majorité nationaliste. Pour la jeune femme, le vrai moment clé remonte à 2014, date à laquelle le FLNC a déposé les armes. « Ce qui a longtemps empêché nombre de Corses de voter pour les nationalistes, c’était la non-condamnation de la violence. À partir du moment où ils ont décidé de déposer les armes, les gens ont eu moins de réticence à glisser un bulletin nationaliste dans l’urne », explique la jeune femme qui
La lutte armée était sans issue ”
se déclare « nationaliste modérée, mais favorable à l’autodétermination ». Si elle est convaincue que le score obtenu par la majorité (56,49 % des voix au second tour) est « un vote d’adhésion » aux idées nationalistes, Anne Tomasi reste consciente que les électeurs ont également exprimé
L’avènement d’une génération formée en Corse ”
« leur ras-le-bol du clanisme et des hommes politiques de profession, que ce soit le PRG de Paul Giacobbi en Haute-Corse ou Les Républicains en Corse-du-Sud ». À pas tout à fait encore 20 ans, Paul Salort n’était pas né quand Claude Erignac fut abattu. Étudiant en langue et culture corses, en 3e année de licence, le jeune homme est le leader de la Ghjuventù Indipendentista à l’université de Corte, un mouvement politique qui fait aussi office de syndicat étudiant. Clairement indépendantiste, un engagement qui remonte aux années de lycée quand l’arrêté Miot (qui exempte les Corses de droit de succession) était menacé, Paul Salort se réjouit bien sûr de la victoire de la coalition nationaliste Pè a Corsica. Il veut y voir autant « l’affaiblissement des clans familiaux, des dynasties qui dirigeaient les partis », que « le bon travail effectué pendant deux ans » par Gilles Simeoni, déjà élu président de l’exécutif en 2015. « Mais attention, prévient-il, cette large victoire aux dernières élections territoriales engage les nationalistes. Ils ont plus de responsabilités et devront répondre aux attentes très fortes des Corses. » Et notamment offrir des conditions de vie meilleures à ceux qui vivent sur cette terre.
Une question de cycle
Politiquement à l’opposé de l’étudiant indépendantiste, le « gaulliste » Eric Boistard, directeur de cabinet d’Antoine Sindali, le maire divers droite de Corte, partage néanmoins cette analyse. « La Corse est extrêmement pauvre. Le chômage y croît encore. À Corte, le PIB par habitant est inférieur de 30 % à la moyenne nationale. Le vrai défi pour ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir est de répondre aux attentes sociales et économiques des Corses, et leur permettre de rester sur l’île. » Malgré les enjeux, Eric Boistard prédit un bel avenir aux autonomistes. En tout cas, il ne les voit pas perdre aux prochaines élections territoriales en 2022. « C’est une question de cycle. C’est l’avènement d’une génération d’hommes politiques formés ici en Corse, à laquelle appartiennent Gilles Simeoni, mais aussi Jean-Christophe Angelini (PNC) et Jean-Félix Acquaviva (Femu a Corsica)», deux autres figures de la majorité nationaliste. Mais peutêtre plus que les idées nationalistes, c’est la personnalité même de Gilles Simeoni qui fait toute la différence. « Il a un charisme et un capital sympathie hors du commun. Lui seul est capable de rassembler bien au-delà de sa base électorale », affirme un Eric Boistard que l’on sent conquis. « Je ne suis pas opposé à une autonomie poussée de la Corse, mais ce serait une erreur de se séparer de la France. » Pour l’heure, la question ne se pose pas. « L’accord de mandature, valable pour dix ans, écarte toute idée d’indépendance. Et c’est cet accord que les électeurs corses ont validé », rappelle Paul Salort. « Sur ce sujet, le discours de Gilles Simeoni est ambigu. Avec l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni, ils parlent d’une même voix », dénonce Valérie Bozzi, tête de liste Les Républicains. La maire de Porticcio, petite commune touristique au sud d’Ajaccio, est l’une des rares voix discordantes à soutenir que « la Corse n’est pas nationaliste ». Et d’insister : « Il y a en Corse un attachement sentimental à la France et une nécessité financière. »Sile tandem Simeoni-Talamoni l’a emporté, c’est qu’il a su profiter de la recomposition en cours des partis traditionnels. André Fazi, le politologue, n’est pas loin de partager ce point de vue. « Même s’ils sont démobilisés, les électorats de droite et de gauche existent toujours. Si la coalition nationaliste a réalisé un aussi beau score, c’est aussi parce que la personnalité la plus légitime à droite, Laurent Marcangeli, ne s’est pas présentée, et qu’aucun héritier légitime de Paul Giacobbi ne s’est imposé à gauche. »
La Corse n’est pas nationaliste ”