: le Cap Ferrat fournit ses pierres au port de Monaco
À la demande du prince Albert Ier, le Cap Ferrat, pas encore bâti de villas de milliardaires, se transforme en carrière pour la construction du Port Hercule, un gigantesque chantier
En 1901, le Prince Albert Ier décide de construire un grand port à Monaco. « Cela sera l’un des plus solides appuis pour notre prospérité», déclare-til. Jusqu’alors, les bateaux mouillaient dans la baie. Mais celle-ci n’était fermée d’aucune digue, ouverte à tous les vents, à toutes les tempêtes. En 1887, dans son livre La Côte d’Azur, Stéphen Liégeard décrit le lieu comme une
« plage au sable moelleux comme un tapis de Smyrne ». C’est dire si on est loin des équipements portuaires nécessaires à la navigation moderne ! Albert Ier décide donc de fermer la baie par deux digues dans le prolongement l’une de l’autre qui laisseront passer les bateaux dans la partie centrale. La première digue, côté ouest, partira de la pointe du fort Antoine, en direction du nouveau quartier de Monte-Carlo et la seconde, côté est, en sens inverse, partira du quartier de Monte-Carlo en direction du fort Antoine – lequel est situé à l’extrémité du Rocher où se trouve le palais princier. Les travaux de construction du port sont déclarés d’utilité publique le 20 mai 1901.
Les bateaux préférés aux charrettes
Une question se pose : où ira-on chercher les milliers de mètres cubes de pierres nécessaires à la construction des deux jetées ? À La Turbie toute proche, dont les pierres sont connues pour leur qualité – le « Trophée d’Auguste » en est la preuve ? Sur la bande littorale dont les à-pics rocheux longent toute la côte ? Dans l’arrièrepays? Quel que soit l’endroit choisi, le transport des pierres par des charrettes tirées par des chevaux sera un travail herculéen. C’est alors qu’une idée germe dans la tête du prince – ou de son entourage : pourquoi ne pas aller chercher ces pierres au tout proche Cap Ferrat - cinq milles marins de distance seulement - et les transporter par mer ? C’est cette idée qui fut retenue. Le Cap Ferrat n’est pas encore, à l’époque, la péninsule des villas de milliardaires. C’est une zone boisée, sans habitants ou presque, ne connaissant d’autres touristes que les troupeaux de moutons. Au milieu du Cap Ferrat se trouve la localité de Saint-Jean, qui n’est qu’un hameau de pêcheurs dépendant de la ville de Villefranche-sur-Mer, où n’arrive même pas l’eau potable. L’eau à boire est transportée par bateau depuis la côte. Ce n’est qu’en 1904 que le hameau, se séparant de Villefranche, deviendra une cité autonome. Au bout du Cap, demeurent les vestiges d’une vieille chapelle où vécut, au VIe siècle, l’ermite saint Hospice, qui sut résister aux barbares et parvint à les convertir. Là aussi se dresse, depuis le début du XIXe siècle, le phare, que l’on connaît toujours aujourd’hui, édifié par le gouvernement de Piémont-Sardaigne. Dans cet endroit retiré du monde, le philosophe Friedrich Nietzsche, en résidence à Nice au milieu des années 1880, est venu se promener à l’ombre des pins parasols. Ce n’est qu’en 1904 que sortira de terre la première grande villa, « Les Cèdres », construite par le roi de Belgique Léopold II (lire page suivante). Un terrain particulièrement riche en roches est repéré à la baie de Lilong. C’est là que sera creusée la carrière. Le terrain est la propriété de deux hommes d’affaires, Fontana et Gamba. En voilà deux qui se frottent les mains ! Voyant débarquer chez eux la principauté de Monaco, ils s’imaginent qu’ils vont faire l’affaire du siècle.
Beaucoup d’ouvriers italiens
Un chantier colossal est ouvert. La carrière s’étalera sur presque trois cents mètres de large. Sur le rivage sont construits des quais auxquels accosteront les bateaux transbordeurs et sur lesquels circuleront des wagonnets chargés de blocs rocheux. Les promeneurs du Cap Ferrat peuvent encore voir aujourd’hui quatre piles s’avançant dans la mer qui supportaient les quais. Plusieurs bâtiments sont également édifiés pour permettre aux ouvriers de tailler les roches et constituer des blocs de pierres. L’histoire de ce chantier dantesque a été reconstituée par l’historien de Saint-Jean, Robert Giancecchi. La Principauté signe un contrat avec les adjudicataires des travaux, MM. Fontana et Gamba, Bulgheroni Frères, Vatrican et Caloti. Près de deux cents ouvriers, essentiellement italiens, vont arriver sur le site : cimentiers, débardeurs, mineurs, mécaniciens, artificiers. La roche est attaquée à l’explosif. On entend des déflagrations à des kilomètres à la ronde. C’est le Cap Ferrat qui s’effondre. Des pans de colline sont attaqués et dévalent la pente vers la mer.
Un chantier colossal est ouvert. La carrière s’étalera sur presque trois cents mètres de large. Sur le rivage, sont construits des quais auxquels accosteront les bateaux transbordeurs et sur lesquels circuleront des wagonnets chargés de blocs rocheux.
Les roches de pierre de taille sont chargées au moyen de grues à vapeur sur les wagons qui les amènent sur les chalands. Les chalands sont remorqués jusqu’à Monaco. Là, ils sont déversés par trente mètres de fond, les chalands s’inclinant à la limite du naufrage. Les premiers rochers sont immergés le 1er mars 1902. L’événement est célébré dans la Principauté. Dans les ateliers de la carrière du Cap Ferrat, les pierres de qualité inférieure sont enrobées de béton, constituées en blocs parallélépipédiques et, après quatre mois de séchage, poussées sur des plans inclinés pour être chargées sur les bateaux. Sur toutes les extractions de pierres, la commune de Saint-JeanCap-Ferrat touche une taxe, de 0,25 à 1 franc par mètre cube suivant la qualité de la pierre.
L’ouragan de détruit la zone de chargement
Toute une vie ouvrière s’organisa pendant plusieurs années sur le chantier de la carrière. Il faisait chaud. Lorsqu’ils avaient quitté leur tenue de travail, les ouvriers se baignaient nus. Cela ne plut pas aux quelques habitants de Saint-Jean qui portèrent plainte auprès du maire nouvellement élu en 1904, Daniel Chonneaux. Quelques jours plus tard, un arrêté municipal interdisait toute baignade « sans caleçon réglementaire ». Les travaux allaient bon train. Peu à peu, l’extrémité de la baie de Monaco se comblait. En 1907, le prince Albert Ier se rendit en personne au Cap Ferrat, sur le lieu de la carrière, et offrit un banquet aux ouvriers. C’est en 1911 que la catastrophe se produisit. Un ouragan imprévu se déchaîna sur la Côte d’Azur et dévasta la région en quelques heures, ainsi que le raconte Didier Gayraud dans son Histoire de Saint-Jean-CapFerrat. La tempête frappa Saint-Jean. Les sept chalands transporteurs de pierres rompirent leurs amarres et coulèrent à pic. Une vague de cinq mètres de haut attaqua la principale structure de chargement qui culminait à 70 mètres et était en forme de Y. Elle s’effondra, entraînant dans sa chute les deux grues à vapeur de dix et vingt tonnes, ainsi que les rails. En plus de cela, un bateau scaphandre, une pompe à vapeur, trois estacades, une jetée et plusieurs wagons furent détruits. Le préjudice fut estimé à 400 000 francs de l’époque. L’assurance ne couvrait pas ce type de risque. Mais il n’y avait pas d’autre solution que de reconstruire le chantier. De nouveaux fonds considérables furent investis dans cette reconstruction. Elle prit plusieurs mois. Puis, le chantier reprit. Il dura jusqu’en la fatidique année de 1914 où ce n’est plus un ouragan qui dévasta l’Europe, mais la Première Guerre mondiale. Au moment où démarra le conflit, toutes les pierres nécessaires à la construction du port avaient fini par être amenées en Principauté. Les travaux, à Monaco, durèrent encore plus de dix ans. Ils furent achevés en 1926. Le port s’appelle Port Hercule. Les travaux qui ont été accomplis au départ du Cap Ferrat justifient largement ce nom.