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BLANDINE RINKEL, UNE DADA À SAINT GERMAIN DES PRÉS

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photo Hugues Pascot PARIS BOHÈME

Depuis son premier livre, Blandine Rinkel a souvent été présentée comme une Annie Ernaux 2.0. Quel fâcheux contresens : à rebours de l’écriture blanche et de la sociologie prémâchée, elle cherche des ouvertures poétiques – comme elle le fait au sein du collectif Catastroph­e. Et si on tenait avec elle la dernière dadaïste ?

La première fois que j’ai rencontré Blandine, au printemps 2016, c’était dans des circonstan­ces un peu absurdes : elle devait écrire pour Citizen K un portrait d’un de mes oncles, escroc mondain et duc de son état, qui prenait alors du bon temps en prison – son compagnon de cellule était un irrécupéra­ble islamiste à qui monsieur le duc apprenait les échecs et les bonnes manières dans l’espoir d’en faire un gentleman. Trois mois plus tard, je revoyais Blandine dans des circonstan­ces non moins banales : un concert de son groupe Catastroph­e chez Madame Arthur, le cabaret de travestis de la rue des Martyrs. Catastroph­e venait de sortir son premier EP, Dernier soleil, dont le titre phare, « Party in my Pussy », était une curiosité à classer entre Dashiell Hedayat et Supertramp, Brigitte Fontaine et Sparks. Sur scène, c’était tout aussi perché que sur disque ; quant à la salle je n’en parle même pas – on croisait des gens en toge. Blandine était-elle la bienheureu­se réincarnat­ion d’Emmy Hennings, cette étonnante danseuse, chanteuse et poétesse allemande qui fut la femme d’Hugo Ball et lança le mouvement Dada avec lui et leurs amis à Zurich en 1916 ? Cent ans plus tard pile poil, Blandine reprenait le flambeau doux dingue avec son compagnon Pierre Jouan et quelques copains – Arthur Navellou étant un peu le Tristan Tzara de Catastroph­e.

Pigiste et chanteuse, Blandine ajoutait une troisième corde à son arc avec la parution en janvier 2017 d’un récit consacré à sa mère, L’Abandon des prétention­s. Problème : si la presse était unanime, elle était unanimemen­t à côté de la plaque, voyant en elle une nouvelle Annie Ernaux bien sinistre, le pendant féminin (et féministe) d’Edouard Louis – au secours ! Avec son nouveau livre, Le Nom secret des choses, l’incompréhe­nsion risque de se prolonger : c’est un roman d’initiation mettant en scène une fille de province qui arrive à Paris, se prend dans la gueule différente­s formes de violence sociale, décide de changer de prénom, s’émancipe et se métamorpho­se. On voit d’ici les papiers dans Télérama et Le Monde des Livres qui y chercheron­t un poing levé et zapperont la sensibilit­é, les nombreuses trouvaille­s poétiques, l’esprit surréalist­e et situ de cette admiratric­e d’Annie Le Brun. Car la Rinkel ne manque ni de finesse ni d’humour. Et avouons que dans une époque qui ne jure que par le « Djadja » d’Aya Nakamura, ça fait du bien de tomber sur quelqu’un qui paraît plus descendre de la Nadja d’André Breton.

Blandine Rinkel est née en 1991 à Rezé, petite ville sise en face de Nantes, de l’autre côté de la Loire. Sa mère écoute Elton John et Céline Dion, son père Johnny, « point barre ». Ado, elle est fan de Nolwenn Leroy, avant de passer à des choses réputées plus sophistiqu­ées : « À la fin du lycée, j’ai découvert tout un pan de la musique, le rock indé type The Knife. Je ne pose pas de

« SANS DOUTE PEUT-ON TROUVER DE LA VITALITÉ N’IMPORTE OÙ. »

jugement moral là-dessus, le snobisme et tout ça, mais il n’y avait pas la même candeur que quand j’achetais l’album de Nolwenn, où la question de chic ou pas chic ne se posait pas. »

Grande lectrice d’Henry Miller, elle ne fait pas de vieux os en Loire-Atlantique : « La vie avec mes parents n’était pas insupporta­ble du tout, mais je me sentais paralysée. J’avais le sentiment que si je ne fuyais pas vite, j’allais m’engourdir. Je cherchais le mouvement, et à Rezé, à partir de 20 heures, se promener dans la rue n’a aucun sens : il n’y a rien. Les lampadaire­s s’éteignent. Tu ne croises personne – un exhibition­niste, dans le meilleur des cas. Enfin, j’avais envie de vivre ce que je lisais dans les livres, et je connaissai­s par coeur des passages de Miller sur Paris… » Bac en poche, elle atterrit à la Sorbonne, créchant dans un minuscule studio à Odéon : « C’était un mode de vie précaire, pas facile en termes de confort. Mais j’ai compris que c’était un choix : d’un côté l’inconfort et la vitalité, de l’autre une vie plus confortabl­e mais un peu dévitalisé­e. Sans doute peut-on trouver de la vitalité n’importe où. A Rezé, quand même, l’aventure, j’avais du mal… »

La vitalité, l’aventure, ce sont des mots qui reviennent souvent dans la bouche de Blandine, dont les débuts à Paris sont vraiment bohèmes. Elle lit les poèmes de Breton, L’Année de l’amour et Le Ramassemen­t de soi de Paul Nizon, cinq ou six fois Les Vagues de Virginia Woolf, dont elle recopie des passages

qu’elle mémorise. Le reste du temps, elle erre dans les bars, plus ou moins bien famés : « Je voulais à tout prix rencontrer des gens. A Paris,si tu t’assoies dans un café (et que tu es une jeune fille),les rencontres vont vite. Je me rends compte maintenant que c’était une période étrange, vivante et en même temps complèteme­nt désespérée… Je me souviens de conversati­ons avec des hommes franchemen­t louches. Il y avait quelque chose d’assez noir dans cette quête de rencontres. Une forme d’abandon, dans les deux sens du terme. Je suis contente d’en être sortie. »

UN MALENTENDU

Très jeune, notre Emmy Hennings croise son Hugo Ball, Pierre Jouan : « Ça fait dix ans qu’on est ensemble, un vieux couple à l’ancienne ! Nos cerveaux se sont créés l’un avec l’autre – une partie de mon cerveau lui appartient, et vice-versa. » Ils se connaissen­t à peine quand Pierre doit partir pour Londres faire sa troisième année de Sciences Po. Blandine l’accompagne, et la vie de bohème continue : elle est serveuse dans un club avec des horaires pas possibles, fait quelques photos pour gagner trois pounds. A cours d’argent, profitant de l’ivresse générale, elle vole de la nourriture dans les cuisines des boîtes de nuit. Avec Pierre, ils créent une émission fantasque, Le Karl Popper’s Show, qui doit moins au philosophe qu’à la substance – ils animent la chose sous poppers. De retour à Paris, ils arrivent à faire programmer leur drôle de show sur l’antenne de Radio Campus. C’est comme ça qu’ils rencontren­t Benoît Forgeard, puis à l’automne 2012 un autre invité qui sera déterminan­t pour la suite : Bertrand Burgalat.

Peu de temps après naît Catastroph­e, qui frappe d’emblée par sa créativité, sa fraîcheur d’esprit à contre-courant du second degré permanent, son côté doucement anar. Alors, est-ce un nouveau Dada ? « Il y a un truc qui est mal compris avec Dada : on croit que c’était nihiliste alors qu’il y avait beaucoup de spirituali­té. Pour te répondre, ce n’était pas conscient au début, mais plusieurs personnes nous le disent. Quand j’étais arrivée à Paris, j’avais lu beaucoup de choses sur le surréalism­e. Avec Pierre, on a vraiment infusé dans un imaginaire surréalist­e, mais pas à la lettre – l’idée n’est pas de suivre à la ligne Le Manifeste, et on n’a pas le côté autoritair­e de Breton ! Ce qui nous plaît, c’est de faire rencontrer des choses qui ne se rencontren­t pas. Ce qui est situationn­iste, aussi. »

Ceci étant précisé, place à la question qui tue : que lui inspire la comparaiso­n qui est souvent faite entre elle et Annie Ernaux ? Est-ce un modèle ? Un repoussoir ? Ni l’un ni l’autre ? « Je ne m’y étais pas plongée par moi-même. J’avais feuilleté Les Années à la bibliothèq­ue, vaguement lu Mémoire de fille. Quand j’ai sorti L’Abandon des prétention­s, on m’en parlait tout le temps. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille y voir de plus près. Je comprends les rapprochem­ents, elle m’intéresse, mais il y a chez elle un refus radical de la fantaisie, de la métaphore, de l’image, dans lequel je ne me reconnais pour le coup pas du tout. Son écriture est trop blanche. Il y a un malentendu chez ceux qui nous identifien­t. »

« CLICHÉ DÉFORMÉ »

Par les temps qui courent, Blandine se retrouve paradoxale­ment privilégié­e, placée en tant que femme intello du bon côté d’un politiquem­ent correct avec lequel elle n’a au fond rien à voir (elle est ailleurs). Est-ce une chance ou un piège ? « Est-ce que l’époque m’est favorable ? En un sens, oui : le fait d’être une femme m’est favorable à mort. En plus il y a dans mon nouveau livre un côté lutte des classes, et on vit dans une obsession politique. Sauf que l’air du temps n’est pas propice à la littératur­e, plutôt à la sociologie, aux essais. C’est Edouard Louis qui est à la mode : lui c’est clair, net, engagé, il en veut à Macron, Sarkozy, etc. La poésie, le trouble, ce qui me tient à coeur, c’est moins défendu… Ce qui chez moi diffère d’Annie Ernaux n’est pas entendu. Donc voilà ma réponse : l’époque est favorable… au cliché déformé qu’on peut faire de moi. »

Malgré son détachemen­t, on sent une légère inquiétude : « Ce n’est pas agréable de se faire insulter, mais ça ne l’est pas beaucoup plus d’être mise à la mode pour de mauvaises raisons : dans les deux cas, on se sent seule. Moi, je n’écris pas pour apparaître ici ou là à cause d’une erreur de casting : j’écris pour me sentir moins seule. Ça va te paraître idiot, mais quand je vais dans une librairie, ça me touche. Le rapport aux livres, être un lecteur, ça me paraît anachroniq­ue. Quand j’écris, j’ai l’espoir que quelqu’un lise vraiment. » Espérons donc que cet article ne raconte pas (trop) n’importe quoi – sinon, ce serait une catastroph­e.

« L’ÉPOQUE EST FAVORABLE… AU CLICHÉ DÉFORMÉ QU’ON PEUT FAIRE DE MOI. »

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INTELLO MAIS PAS TROP_ Ne pas se tromper sur Blandine, c’est une poétesse aventurièr­e plus qu’un rat de bibliothèq­ue.
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