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L EPICE CETTE NOUVELLE DROGUE DURE

L’injonction des Spice Girls « Spice up your life » (« épicez votre vie ») n’a jamais autant été d’actualité pour lutter contre le repli sur soi.

- Par Déborah Malet

En 1959, un certain Frank Herbert, écrivain de SF américain et journalist­e spécialisé de l’environnem­ent, planche sur un article qui a pour sujet les dunes de sable de Florence dans l’oregon. Une idée qui mettra six ans à mûrir dans sa tête sous la forme non pas d’un article mais d’un chef-d’oeuvre de la science-fiction. En quatre lettres : Dune, qui inspirera autant les sagas Star Wars et Star Trek que Game of Thrones et qui, après l’adaptation cinématogr­aphique de David Lynch en 1984 (avec le chanteur Sting !), aura droit à un remake en 2020 réalisé par Denis Villeneuve avec Timothée Chalamet et Zendaya. Pour ceux.celles du fond qui n’auraient pas suivi l’histoire, il y est question d’une planète Arrakis, appelée aussi Dune, où est produite la fameuse Épice contrôlée par la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands et que les Grandes Maisons tentent de s’arracher. L’épice, c’est ce qui permet d’accéder à une sorte de transe spirituell­e mais aussi d’effectuer des voyages interstell­aires, une matière tellement précieuse et convoitée, que l’on y devine une métaphore du pétrole ou encore du LSD. Le choix du terme Épice n’est pas anodin de la part d’herbert, tant celui-ci a puisé dans notre Histoire lorsque l’épice était le moteur de grandes conquêtes, un mètre-étalon auquel se mesurait la puissance d’un pays (le big boss du game : Vasco de Gama qui, en 1498, a « ouvert » la Route des Indes). Des siècles et des siècles donc que les épices font leur petit bonhomme de chemin, et qui sont aujourd’hui de toutes les partitions qui se jouent dans nos assiettes. Ça tombe bien, la tendance est à la world food – avec un étalage d’épices en veux-tu en voilà – qu’elle soit israélienn­e avec Shabour, le nouveau restaurant d’assaf Granit, marocaine avec prochainem­ent l’ouverture de La Casbah le « bistrosouk » du chef Abdel Alaoui, ou encore chinoise avec les inaugurati­ons successive­s de Double Dragon des soeurs Levha et du Cheval d’or de Taku Sekine. Quant au restaurant Spoon, chapeauté par le chef étoilé Alain Ducasse, il a changé de cap en cours de route, l’année dernière, £passant d’une cuisine bistronomi­que à une cuisine épicée provenant des quatre coins du globe (indienne, marocaine, iranienne, etc.). Les épices, on en retrouve même dans les cocktails chez Litani, bar libanais ouvert depuis fin 2018. C’est même devenu la « licorne » des jeunes start-up françaises comme Nomie Épices, qui propose des sachets de trios d’épices pour accompagne­r, par exemple, un chili con carne, mais aussi des pots à épices, comme un poivre blanc de Muntok pour raclette, sélectionn­é avec la fromagerie parisienne Taka & Vermo… Désolé pour tou.te.s les François.e Le.la Français.e qui disent ne pas « aimer manger épicé », mais les épices ont depuis longtemps infiltré notre alimentati­on. On vous explique pourquoi elles mettent leur grain de sel partout.

1. DESSINE-MOI UNE ÉPICE…

… comme une de tes Françaises (Titanic, vous l’avez ?). Pour Beena Paradin Migotto, fondatrice de Beendi (qui propose des plats prêt-à-cuisiner végé et bio), « rien de tel que des épices pour rendre sexy un plat de lentilles bouillies ! C’est clairement grâce à la poussée du végétarism­e/lisme que les épices reviennent en force en cuisine, souligne Beena. Elles parfument, donnent du goût mais aussi de la couleur (exit les colorants et autres additifs alimentair­es) à un plat végé qui peut parfois sembler fade ». Car c’est bien beau de cocher la case nutritionn­elle, il faut aussi cocher celle du goût. Et elles permettent de limiter la consommati­on de sel. Toujours selon Beena, les épices ont connu trois âges d’or en cuisine : « Aussi surprenant que cela puisse paraître, on mangeait très épicé au Moyen Âge, car on prêtait aux épices des vertus magiques et médicinale­s. La découverte d’épices et leur

“ON PRÊTAIT AUX ÉPICES DES VERTUS MAGIQUES”

commercial­isation se sont accélérées durant les XVIIE-XVIIIE siècles (petit mémo en histoire : la création par Colbert de la Compagnie des Indes orientales, ndlr). Les Anglais.es inventent même le curry, afin de retrouver les saveurs indiennes. Dans les années 60-70, la consommati­on d’épices va de pair avec le tourisme de masse, les gens voyagent dans des pays exotiques et en rapportent des sachets d’épices en guise de souvenir pour toute la famille.» Si Beena se passionne autant pour les épices, c’est parce qu’elle est bien placée pour en parler : « Je suis originaire du Kerala, la région des épices en Inde, et je parle le malayalam, langue dravidienn­e parlée couramment dans cette région. Ce qui facilite les échanges avec les coopérativ­es indiennes bio.» Les épices, c’était donc une évidence pour elle, et sa connaissan­ce dans le domaine lui a permis de collaborer et de créer quelques mélanges avec Olivier Roellinger, qui est aux épices ce que Dwayne The Rock Johnson est à la muscu : un spécialist­e. Celui qui a rendu ses 3 étoiles Michelin en 2008 pour se consacrer pleinement à sa passion pour les épices met lui aussi en avant une prédisposi­tion naturelle et géographiq­ue : « Saint-malo, où je suis né, est situé sur la route des Indes.» Bercé par les histoires d’aventures et de conquêtes maritimes, c’est ainsi qu’il se passionne pour les épices. Son premier mélange ? Il le réalise en 1983 et le baptise Retour des Indes, en se basant sur les quatorze épices que l’on trouvait à Saint-malo à l’époque de la Compagnie des Indes : entre autres, de la badiane d’asie, du clou de girofle de l’archipel des Moluques, du gingembre, de la vanille, du poivre de Sichuan. « Ce mélange, je l’ai associé avec des produits “bretons”, un Saint-pierre, des pommes et du chou. Les épices provenant du monde entier ont fait l’identité de notre cuisine depuis la fin du XVIIE siècle. » Celui qui a fondé Les Épices Roellinger a toujours défendu une cuisine métissée contre les (mauvais) relents francofran­çais : « Il y a quelques années, des chef. fe.s faisaient circuler une pétition pour défendre la “cuisine française” et indirectem­ent m’accusaient de la mettre en péril…» Pour enfoncer le clou, il crée La Poudre des Bulgares suite au discours de Nicolas Sarkozy pointant du doigt les gens du voyage prononcé en 2010 à Grenoble. « Cette discrimina­tion généralisé­e, ça m’a révolté. J’ai voulu rendre hommage aux gens du voyage à ma manière. Je me suis alors replongé dans mes souvenirs de jeunesse, lorsqu’à 16 ans, le jeune trotskiste que j’étais était allé faire le tour des Balkans à mobylette. Qu’est-ce que j’y ai mangé principale­ment et qu’ont apporté les gens du voyage à la cuisine dans le monde ? Le yaourt. Cette Poudre des Bulgares (vanille, safran, fleur d’oranger, etc.) est faite pour l’accompagne­r. Les épices permettent de lutter contre le conservati­sme, la cuisine doit être perméable aux influences du monde.»

2. EN FAIRE TOUTE UNE HISTOIRE

Comme il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas de cuisine sans épices. Et les plats dits « traditionn­els » le sont davantage par la technique et le respect strict des ingrédient­s qui entrent dans leur compositio­n que par leurs saveurs « bien de chez nous ». Que serait une bonne choucroute alsacienne sans ses clous de girofle ? Nos voisin.e.s espagnol.e.s pourraient en dire de même de leur paëlla qui ne serait pas très glorieuse sans le goût et la couleur que lui donne le safran. Pour Laurent Seminel, fondateur des éditions Menu Fretin (« lectures pour gastronome érudit »), chaque pays aurait même son épice totémique : « Les Anglais.es le gingembre, les Allemand.e.s le cumin, les Hongrois.es le paprika…» Et quid du pain d’épices, du vin chaud à la cannelle et des « épices de Noël » (la cannelle, les clous de girofle, la badiane et la muscade) qui vont abonder en cette fin d’année ? Les fruits d’une mondialisa­tion qui a créé un flou artistique et dont on ne saurait à qui en revient la paternité. Si ce n’est à des industriel.le.s peu scrupuleux.euses d’inventer de fausses traditions et terroirs… Dans les années 60, les frères Gilbert et Marc Ducros lancent des épices et mélanges d’aromates pour célébrer leur Provence natale, en vogue à l’époque en raison de tout le tralala autour de Brigitte Bardot, Saint Trop’, les cigales...

“LES ÉPICES LUTTENT CONTRE LE CONSERVATI­SME”

Un concept hyper-vendeur qui repose sur du flan : « Les herbes de Provence, ça n’existe pas, insiste Laurent Seminel. C’est une méthode de fabricatio­n, des herbes réduites en poudre, généraleme­nt tout et n’importe quoi et qui sont de très mauvaise qualité (le sujet est un marronnier des reportages télé effectués en été sur les marchés locaux du Sud de la France, ndlr). » Comme sur les plages en été, on trouve donc de sacrées merdes dans les mélanges d’épices. Ducros (toujours) s’est fait épingler l’année dernière par L’UFC Que Choisir pour son mélange Malin Italien accusé de contenir des nanopartic­ules de dioxyde de silicium sans l’indiquer sur le flacon. Pour le chef Jean-marc Notelet à la tête du restaurant Caïus à Paris qui vend ses propres épices d’exception : « Il faut se méfier des mélanges marketés et vendus comme des “curry” (dénominati­on commune pour tout mélange dès lors qu’il contient deux épices différente­s), par des marchand.e.s de poussière ! » Et on ne vous parle même pas du curcuma vendu en tant que safran, et du safran vendu dans des tubes transparen­ts alors que c’est une épice qui a besoin d’être isolée de la lumière... Bref, y a vraiment de quoi mettre le feu aux poudres.

3. DU CÔTÉ DE CHEZ NOUS

Un sacré bordel dû à notre manque de connaissan­ces en épices et à une traçabilit­é semée d’embûches et de multiples intermédia­ires qui se partagent le marché principale­ment entre l’inde et les pays d’asie. Pour Olivier Roellinger, la garantie de la qualité passe par un suivi tout au long de la chaîne de production : il travaille main dans la main avec 1200 petit.e.s producteur.rice.s dans le monde, qui lui fournissen­t en direct des épices non ionisées et produites dans l’année. Quant à leur utilisatio­n, Olivier Roellinger nous mâche volontiers le travail : tous ses mélanges sont accompagné­s d’une petite note au dos des sachets et flacons indiquant avec quels aliments elles se marient à merveille. Un boulot digne d’un.e parfumeur.euse qui pense en « notes de fond, de coeur et de tête » et qui réfléchit en termes d’équilibre des saveurs. Mais il y a un facteur sur lequel personne n’a la main (spoiler) : le dérèglemen­t climatique. « Les épices risquent de devenir rares et de fait les prix vont augmenter, affirme Beena. À cause des moussons, nos récoltes ont été décimées en Inde…» A contrario, le stress hydrique engendré par le manque d’eau favorise la proliférat­ion de parasites. Si on ne peut pas contrôler le vivant, on peut au moins tenter de le faire prospérer sur nos terres et tester son niveau d’adaptabili­té : « J’ai récemment rencontré quelqu’un qui va tenter de faire pousser du gingembre ici, en Bretagne, affirme Olivier Roellinger. Ce qui est intéressan­t car ce gingembre aura un goût différent en raison de la compositio­n de notre sol breton ! » Pourra-t-on toujours parler du gingembre comme d’une épice ? Car l’on considère comme une épice tout ce qui ne provient pas et ne pousse pas sur nos terres. Par conséquent, l’épice n’a d’exotique que sa provenance et par extension son utilisatio­n, comme c’est le cas du gingembre (en fait, un rhizome issu d’une plante, utilisé pour épicer un plat). Toujours est-il que, comme le souligne Laurent Seminel, « l’épice sera toujours là, elle est nécessaire, comme la ponctuatio­n d’une phrase : elle en souligne le sens, lui donne de l’intensité.»

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 ??  ?? GRAVURE DE VASCO DE GAMA À CALICUT, EN INDE, 1498.
GRAVURE DE VASCO DE GAMA À CALICUT, EN INDE, 1498.
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ÉPICES ROELLINGER

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