Society (France)

Les femmes et les Français d’abord

Elles se disent “féministes” et “identitair­es”. Depuis un an et demi, les jeunes femmes du collectif Némésis copient les nouveaux codes du militantis­me féministe pour faire passer une virulente rhétorique anti-migrants. Qui, elle, n’a rien de nouveau.

- – SÉBASTIEN BOURDON ET PAULINE VERDUZIER

Hashtags, réunions en non-mixité de genre et collage d’affiches: le collectif Némésis a tous les atours d’un mouvement féministe moderne. Sauf que son féminisme serait “identitair­e”. Vous voulez dire xénophobe?

La scène, postée en vidéo sur Instagram, se déroule le 18 décembre dernier devant l’opéra Garnier, à Paris. Quelques heures plus tard, une manifestat­ion en faveur des personnes réfugiées doit s’élancer du parvis. En prévision de cette marche organisée à l’occasion de la journée internatio­nale des Droits des migrants, un groupe de jeunes femmes masquées prend la pose sur les marches du théâtre, au milieu des nuées bleues de deux fumigènes. L’une d’elles, doudoune rouge sur le dos, s’accroupit pour asperger des pochoirs à l’aide d’une bombe de peinture. De sinistres slogans s’étirent sur le trottoir: “Les Françaises ne sont pas des frontières violables”, ou encore “Rapefugees not welcome” (“Les réfugiés violeurs ne sont pas les bienvenus”). À l’image, on voit ensuite les jeunes femmes filer en courant, sur fond de hard rock, visiblemen­t ravies de leur petite opération.

Coups d’éclat, provocatio­ns et slogans xénophobes: voilà, en quelques mots, le modus operandi du collectif Némésis, qui regroupe, au nom d’un “féminisme identitair­e”, une centaine de jeunes femmes, principale­ment âgées d’une vingtaine d’années. Ce mouvement se distingue par un étonnant mélange des genres, entre virulent discours antimigran­ts –accusés d’être des violeurs en puissance– et codes piqués aux collectifs féministes les plus récents: collage d’affiches contre les violences sexistes, maîtrise des réseaux sociaux, organisati­on en “non-mixité de genre” (c’est-à-dire 100% féminine). Une de ses spécialité­s consiste à faire irruption dans les manifestat­ions progressis­tes en scandant des slogans racistes. Le 23 novembre 2019, à la marche #Noustoutes, ses militantes brandissen­t des pancartes “Schiappa, les étrangers violeurs sont toujours là” avant d’être rapidement prises à partie. La tension monte d’un cran en mars de l’année suivante lors de la manifestat­ion pour la journée internatio­nale des Droits des femmes, quand elles sont huées et malmenées par des militantes et militants antifascis­tes. Ces happenings provocateu­rs leur valent des invitation­s dans tous les médias droitiers –de Causeur à Valeurs actuelles–, dans lesquels elles se plaignent d’être réduites au silence. “Je crois que le buzz, ce sont les manifestan­ts qui l’ont fait pour nous. Nous les remercions d’ailleurs au passage”, s’amuse aujourd’hui Alice, la femme à la doudoune rouge et au pochoir de la vidéo.

À 23 ans, celle qui est aussi la présidente du collectif affiche l’assurance d’une porte-parole rodée à l’exercice de la communicat­ion. Elle explique que l’histoire de Némésis a démarré courant 2019, à partir de discussion­s entre amies autour du harcèlemen­t de rue à Paris. “J’essayais de tâter le terrain pour voir s’il n’y avait que moi qui ressentais ça. Ou si c’était moi qui étais une méchante raciste.” “Ça”, c’est l’idée selon laquelle les femmes seraient majoritair­ement agressées par des hommes “de type maghrébin” ou “de type africain”. Charlotte*, autre membre du collectif, âgée de 26 ans, croit ainsi savoir que “quand ça se passe mal, c’est jamais avec un Français de souche blanc”. Pour les deux jeunes femmes, le but des hommes issus de l’immigratio­n serait même d’exercer une “mainmise sur la femme française, une façon de pouvoir la soumettre”. Élément central du discours de Némésis, l’immigratio­n est décrite comme étant par définition

une menace aux droits des femmes. Alice dénonce ainsi à tue-tête l’arrivée de “flots d’hommes qui sont de cultures extrêmemen­t patriarcal­es”, “qui n’ont jamais vu une femme sans voile” et avec lesquels le “choc culturel est inévitable”. Elle assume aussi pleinement l’utilisatio­n du concept de “grand remplaceme­nt”, théorisé par l’écrivain identitair­e Renaud Camus. Dans une interview donnée au magazine de droite L’incorrect en décembre dernier, elle et ses camarades expliquent par ailleurs s’être inspirées de la figure de “sainte Jeanne d’arc”: “Aujourd’hui, l’ennemi est différent, mais le combat est identique.” Alice développe: “Dans notre cas, l’ennemi, c’est la personne migrante qui ne va pas s’intégrer.” Dans ses interventi­ons médiatique­s, le collectif cite d’autres références, telles qu’olympe de Gouges, Brigitte Bardot ou encore la journalist­e conservatr­ice du Figaro Eugénie Bastié. Les jeunes femmes revendique­nt enfin une forme de “lucidité” dont manqueraie­nt les mouvements féministes actuels. Tout en dénonçant les violences faites aux femmes, l’objectif revendiqué par Némésis est de “promouvoir la civilisati­on européenne comme le berceau de [leur] épanouisse­ment”, par opposition aux sociétés non occidental­es, qui seraient par essence plus sexistes.

“Il n’y a pas de mauvaise pub”

Une rhétorique qui n’étonne pas beaucoup l’historienn­e Christine Bard, spécialist­e de l’histoire du féminisme et de l’antifémini­sme. “Il y a toujours eu une xénophobie au féminin, explique-t-elle. Au début du xxe siècle, des femmes féminisaie­nt les slogans de l’extrême droite en disant: ‘La France aux Françaises.’” Dans ce cadre, on peut même parler de

“À chaque fois que le féminisme gagne en popularité, cette étiquette est utilisée de manière opportunis­te par ses adversaire­s”

Christine Bard, historienn­e

Seul mouvement français à se revendique­r du “féminisme identitair­e”, le collectif Némésis jouit d’une bonne réputation dans la galaxie militante de la droite et de l’extrême droite

“fémonation­alisme”, un concept élaboré par la chercheuse Sara Farris qui désigne la mobilisati­on de thèmes féministes à des fins racistes, souvent associée à la stigmatisa­tion des hommes musulmans. “Que Némésis se définisse féministe est une technique de récupérati­on de la popularité et de la légitimité de cette cause en ce moment, souligne Christine Bard. À chaque fois que le féminisme gagne en popularité, cette étiquette est utilisée de manière opportunis­te par ses adversaire­s et cela brouille le sens du mot.” Dans les années 1900, par exemple, alors que le terme est en vogue, des auteurs catholique­s proposent une sorte de “féminisme chrétien” incitant les femmes à rester dans leur rôle traditionn­el et à défendre l’église. “Ils ne l’auraient jamais fait 20 ans auparavant, quand ce terme subversif renvoyait à une égalité présentée sous l’angle de ‘l’inversion des genres’, poursuit l’historienn­e. De même, Némésis n’aurait pas récupéré cette cause dans les années 70, quand le MLF incarnait un féminisme radical.”

Un constat que partage Christèle Lagier, chercheuse spécialist­e de la sociologie électorale et de l’analyse du vote Rassemblem­ent national, selon qui les discours nationalis­tes se sont adaptés aux évolutions sociales. “Ce sont des mouvements qui sont passés d’un nationalis­me très viriliste à un appel au respect des droits des minorités et des femmes. Ce détourneme­nt est assez évident chez Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du parti, explique-t-elle. Elle a mis en place une communicat­ion informelle dans laquelle elle prend soin de mettre en valeur des symboles féminins, voire féministes, en faisant par exemple une déclaratio­n au moment de la mort de Simone Veil. Dans les programmes politiques, en revanche, ça ne change pas grand-chose. Dans ses propositio­ns pour la présidenti­elle de 2017, une seule phrase parle de ce sujet: ‘Lutter contre l’islamisme pour défendre les droits des femmes.’ Il y a l’utilisatio­n de la rhétorique féministe pour faire avancer à nouveau les fondamenta­ux racistes du parti.” En dehors de la France, d’autres mouvements semblables à Némésis sont nés, notamment en Allemagne, où les militantes du collectif Lukreta s’activent depuis l’été 2019 à développer un discours anti-immigratio­n sous couvert de féminisme. Une rencontre est d’ailleurs prévue avec elles, indique Alice.

Seul mouvement français à se revendique­r du “féminisme identitair­e”, le collectif Némésis jouit d’une bonne réputation dans la galaxie militante de la droite et de l’extrême droite. Le syndicat étudiant La Cocarde étudiante, proche du Rassemblem­ent national, explique ainsi avoir vu “d’un très bon oeil” sa création et ne pas avoir hésité à relayer ses messages. De son côté, le groupe Génération identitair­e, connu pour ses coups d’éclat médiatique­s anti-immigratio­n et qui vient d’être dissout par le gouverneme­nt, salue son action. Enfin, les royalistes de l’action française, tout en récusant “l’idéologie” du féminisme, indiquent porter sur lui un “regard bienveilla­nt”. Et pour cause: plusieurs militantes du collectif Némésis sont liées à ces trois organisati­ons. Une autre de ses porte-parole milite par exemple à La Cocarde étudiante. Sur Twitter, elle pose tout sourire aux côtés de Marion Maréchal Le Pen à l’occasion d’une conférence organisée par le syndicat en mars 2019. Une autre a fréquenté les rangs de l’action française, tandis qu’une troisième apparaît sur une photo de la soirée organisée en septembre dernier par Génération identitair­e à Lyon pour la réouvertur­e de son QG local. Interrogée sur ces liens avec d’autres structures, Alice feint souvent l’ignorance. Elle a pourtant participé à deux conférence­s organisées par des mouvements liés au défunt Bastion social, groupuscul­e d’extrême droite dissout en Conseil des ministres en avril 2019 en raison de l’implicatio­n de ses membres dans des actions violentes. Alice tend à minimiser: “On trouve qu’il n’y a pas de mauvaise pub. Et on ne les connaissai­t pas.” Plusieurs photos publiées sur son compte Instagram public la montrent également aux côtés d’un membre historique du groupe Zouaves Paris, impliqué dans plusieurs agressions et dont les militants multiplien­t les saluts nazis. Celui-ci doit d’ailleurs être jugé en novembre prochain pour son implicatio­n supposée dans l’attaque d’un bar antifascis­te. Depuis notre interview en décembre, les images les montrant ensemble ont été supprimées des réseaux sociaux.

Dons de vêtements et distributi­on de nourriture aux SDF: ces derniers mois, Némésis diversifie ses actions et les médiatise à grand renfort de stories et de vidéos Instagram et Youtube. Le but: toucher un public le plus large possible. Alice: “En un an, via les réseaux sociaux notamment, on a réussi à faire venir beaucoup de monde à nous.” Sur ces réseaux, Némésis multiplie les vidéos de ses collages sur les murs de la capitale, avec de la musique grandiloqu­ente en fond sonore. Un mode d’action directemen­t inspiré du mouvement Collages Féminicide­s Paris, qui rend hommage aux femmes tuées par leur conjoint ou ex. À ceci près que les messages de Némésis mettent en avant ses discours anti-migrants (“Immigratio­n: femmes premières victimes”) et évoquent les prénoms d’agresseurs présumés aux consonance­s étrangères. Pour profiter de la visibilité des mouvements féministes actuels, Némésis a même tenté d’être relayé par le groupe originel de collages féministes. “Nous avons connaissan­ce de Némésis depuis leur création puisqu’elles nous taguaient dans leurs premières stories et posts pour avoir notre approbatio­n, nous explique une de ses membres. Nous leur avons signifié que leurs actions n’avaient rien à voir avec les nôtres.”

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 ??  ?? Perturbati­on d’une marche organisée par le collectif Noustoutes à Paris, le 23 novembre 2019.
Perturbati­on d’une marche organisée par le collectif Noustoutes à Paris, le 23 novembre 2019.
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