Crise de manque
Il y a ceux qui ont besoin de leur petit joint avant d’aller dormir, et ceux qui ne peuvent pas vivre sans leur dose. Le confinement mène la vie dure à tout ce que la France compte d’accros aux substances illégales. Ainsi qu’à ceux qui les fournissent.
Le confinement fait peser sur les consommateurs et les revendeurs de drogue la menace d’une pénurie. Alors, ils s’adaptent.
Au fond de l’ensemble HLM, à quelques centaines de mètres au nord du périphérique parisien, c’est une barre de onze étages et cinq cages d’escalier, à laquelle on accède difficilement en voiture mais à proximité immédiate de la ligne 13 du métro. Idéal pour brasser la clientèle la plus large possible. La plupart des habitués traversent un jardin d’enfants pour y parvenir, et croisent sur la route des jeunes hommes au regard franc: les guetteurs. Au pied de la barre, l’un d’eux indique quel escalier gravir pour trouver le produit recherché. Quatre ou cinq étages plus haut, une petite pancarte blanche récupérée dans une boulangerie indique le “prix du pain”. Au marqueur noir, quelqu’un a écrit “amnesia haze”, “lemon haze”, “G-13”, “super silver”, “shit” et “coke”. Devant l’écriteau, un revendeur au détail est assis sur les marches avec une grande sacoche contenant toutes les références répertoriées. On est le lundi 16 mars 2020. Dans quelques minutes, Emmanuel Macron déclarera “la guerre” à la pandémie. Les rumeurs les plus folles circulent déjà sur ce qu’il sera encore possible de faire, ou non, le lendemain. Prévoyants, une trentaine de jeunes adultes font la queue dans le parc pour enfants, au mépris des consignes sanitaires déjà mises en place. Pour faire face à l’affluence, ils sont deux à diriger le trafic en bas du bloc et admettent, dans un haussement d’épaules, qu’ils ont “beaucoup plus de monde que d’habitude”. Il est 19h15 quand ils donnent le top. Le petit troupeau se met en marche vers l’escalier 3. C’est la cohue. “Descendez, descendez! Tous ceux qui descendent pas, je les sers pas!” Le dealer ne porte pas de masque, au contraire de certains consommateurs. “Il y en aura pour tout le monde, faites la queue juste à côté!” En tête de cortège, un homme tourne les talons en pestant quand on lui annonce que les sachets de 25 grammes (vendus 150 euros) ne sont pas disponibles à la vente. “J’ai que des 20 (pochons d’environ trois grammes à 20 euros pièce, ndlr), préparez les billets! Et pour le shit, c’est derrière.” Une blonde d’une quarantaine d’années joue des épaules pour gravir les marches menant à la source, ouvre son sac à main en cuir vierge et le tend au vendeur, qui fait tomber les sachets un par un en comptant jusqu’à 20. Quatre cents euros tout rond. En repartant, elle salue le jeune qui l’a servie et son acolyte chargé du shit, pas encore majeur, d’un “bon courage”. Au rez-de-chaussée, la queue continue. Lorsqu’un grand échalas au visage protégé par un masque repart les poches pleines, il rigole avec ses camarades du jour: “Dans une semaine, putain, on fume nos doigts!” Ce soir, tout le monde sera servi. Mais pour combien de temps?
La même scène s’est jouée un peu partout en France. Quand d’autres se ruaient au supermarché par peur de manquer de pâtes ou de papier toilette, les drogués du pays faisaient leurs propres réserves, craignant une autre pénurie. “Lundi 16 mars, c’était la folie, confirme Romain*, un dealer de Roubaix. Les gens faisaient vraiment leur stock de weed, bien plus que de cocaïne d’ailleurs. La coke, c’est un truc de soirée, et c’est pas du tout ce que recherche ma clientèle en ce moment.” Le lendemain, mardi 17 mars, à midi, quand le confinement est entré en vigueur, les trafiquants ont semblé s’adapter en un temps record. Après tout, ils sont, comme le rappelle l’écrivain italien Roberto Saviano, “la pointe la plus avancée du capitalisme mondial”. Mercredi 19, dans un four de Bagnolet, tous les vendeurs arboraient gants et masques, quand les personnels soignants en manquaient déjà, et faisaient scrupuleusement respecter la consigne de sécurité d’un mètre entre chaque personne. Un autre dealer, habitué des livraisons à domicile, remplissait depuis la veille son office le matin “en courant –Je me suis procuré toute la panoplie du joggeur, pour pouvoir continuer mon travail”. Sur Snapchat, une filière indiquait poursuivre ses livraisons “dans toute l’île-de-france”, tout en mettant en place un “SAV” pour satisfaire au mieux sa clientèle et répondre aux questions des consommateurs inquiets. Les livraisons continuaient encore fin mars.
Produits de première nécessité
Côté police, on a d’abord eu “d’autres chats à fouetter, admet par téléphone un policier de la brigade des stupéfiants. Je parle pour le 93, mais la première semaine du confinement, les consignes de la hiérarchie étaient très claires: laisser les dealers tranquilles. La priorité, c’était de faire appliquer le confinement dans la rue, plutôt que de poursuivre nos enquêtes et d’exciter les quartiers”. La plupart des Français confrontés au problème du trafic de drogue l’ont constaté: rien de neuf en bas de chez eux. À Toulouse, aux Izards, à Albi, vers Cantepau, Lapanouse ou la Veyrières, comme le rapportait France 3 Occitanie, le respect des mesures sanitaires prenait pour les habitants des airs de performance artistique, à devoir slalomer entre dealers et clients dans des cages d’escalier exiguës. “Les familles déjà en situation de précarité se sentent abandonnées”, relatait le JT régional. Le 25 mars, le secrétaire d’état auprès du ministre de l’intérieur, Laurent Nuñez, admettait dans Le Canard enchaîné: “Ce n’est pas une priorité que de faire respecter dans les quartiers les fermetures de commerces et de faire cesser les rassemblements.” En cause: le manque de troupes (5 000 policiers sont confinés, une centaine sont malades) et de moyens (certains syndicats menaçaient de cesser les contrôles s’ils n’étaient pas rapidement équipés de masques).
“La première semaine du confinement, les consignes étaient très claires: laisser les dealers tranquilles”
Un policier de la brigade des stups
Le même jour, dans l’après-midi, pour rappeler malgré tout la présence de l’état, une quarantaine de policiers effectuaient une opération à la cité des Oliviers, dans le XIIIE arrondissement de Marseille. Pas de saisie, encore moins d’arrestations spectaculaires, mais une trentaine d’amendes de 135 euros pour non-respect des mesures de confinement –des consommateurs prétendant acheter des “produits de première nécessité” dans un secteur dépourvu de tout commerce. Après la grande razzia du lundi 16 mars, policiers et dealers s’accordent en tout cas sur un point: l’affluence a petit à petit diminué autour des points de vente. “Ils sont déjà asphyxiés, veut croire un enquêteur. En Seine-saint-denis, les fours qu’on suit de près sont passés de 300 à 150 clients par jour, et ça continue de baisser.” “On est face à la plus grande crise de notre histoire, dit avec emphase un vendeur de l’est parisien. Beaucoup de clients ont peur de choper la maladie, et les autres flippent de se prendre 135 euros alors qu’ils veulent leur barrette à 20 balles.” Bien sûr, les livreurs parviennent encore à contourner les règles du jeu, munis de fausses attestations de travail. “Et puis la plupart des policiers chargés des contrôles sur la route ne sont pas OPJ (officiers de police judiciaire, ndlr), donc n’ont pas forcément le droit de procéder aux fouilles des véhicules suspects”, regrette un enquêteur. C’est, de toute façon, mathématique: les stocks baisseront. “Le Maroc a durci ses contrôles, la frontière avec l’espagne est très verrouillée, décrypte une OPJ. Pour l’herbe, qui vient essentiellement de Belgique et des Paysbas, c’est la même chose. Donc pour faire passer de la dope, c’est pas simple. Ceux qui sont dans la culture indoor ne sont pas impactés, mais ce n’est pas la majorité.” Le trafic de cocaïne, la plupart du temps en provenance de Guyane, se heurte à la fermeture des aéroports. La fonctionnaire ajoute que la France est une “zone de rebond”, où transite la marchandise du Sud à destination du Royaume-uni: “L’angleterre pourrait donc connaître une pénurie à terme.” Alors? Alors les dealers contactés se sont vite posé les mêmes questions que tous les commerçants. Augmenter les tarifs des produits? Rester sur les mêmes bases? Payer leurs salariés, même ceux qui n’ont plus rien à faire? Ou bien les mettre au chômage partiel? Fin mars, certains préféraient “maintenir les prix classiques, jusqu’à écoulement des
stocks, en espérant que [leurs] acheteurs se souviennent qu’[ils ont] été réglos quand ce sera fini”. D’autres diminuaient les doses en faisant payer le même prix pour faire durer les provisions plus longtemps.
La police chargée de la lutte contre la drogue, explique une gradée, envisage différents scénarios. Le premier: “Ceux qui tiennent les réseaux n’ont pas que les stups dans leurs spécialités: ils sont déjà en train de développer pas mal de choses autour des arnaques pour les attestations. Sauf qu’ensuite, ils se servent des identités recueillies pour des démarches particulières: ouvrir des comptes, usurper des identités. Ils ont besoin de revenus pour nourrir leur organisation, donc ils pourraient varier les activités.” Le deuxième: “Certains vont être gourmands et prendront des risques pour se ravitailler. Ceux-là se feront probablement coincer, il y aura des interpellations et des produits saisis.” Le troisième, et le plus inquiétant: “Les dealers risquent aussi de se piquer des trucs entre eux. Et le jour où une équipe braque la came d’une autre, ça pourrait avoir des conséquences compliquées.” Les enquêtes, poursuit-elle, ne sont pas arrêtées, simplement mises en sourdine. “La filature, la surveillance, est forcément rendue plus compliquée quand les rues sont désertes. On ne peut pas tout lâcher, sinon on ne saura plus qui fait quoi. L’idée, c’est de ne pas perdre le fil pour mieux raccrocher les wagons quand les choses seront plus propices.” Un autre policier: “C’est toujours quand ils doivent prendre des risques que les trafiquants commettent des erreurs. On attend ce moment-là avec impatience.”
Distanciation sociale et salle de shoot
Mais la drogue au temps du coronavirus n’est pas qu’une histoire d’offre et de demande, de chats et de souris. C’est aussi un enjeu de santé publique. Porte de la Chapelle, Paris XVIIIE. Un car de CRS trône à l’ancien emplacement de la colline du crack, évacuée en novembre dernier. Les toxicomanes s’étaient d’abord repliés devant le stade des Fillettes, le long des boulevards extérieurs, ou devant le Franprix et les arrêts du tramway. Pour protéger les habitants qui font leurs courses, des policiers y sont maintenant déployés, sans masque, sans rien, la fenêtre fermée du camion comme seule protection contre le virus. Comme à chaque fois, le problème n’a pas disparu: il s’est déplacé. Les “crackés” ont fait quelques centaines de mètres de plus vers l’intérieur de la grande ville malade, sur la rue de la Chapelle. Ils zonent désormais sur un rond-point, assis devant l’entrée du chantier colossal qui vante le futur du quartier (“La Chapelle internationale”, récite la pancarte au-dessus du petit campement d’une vingtaine de personnes). Ils n’ont rien trouvé à fumer ce matin et semblent sur les nerfs. “Là, c’est la mort, c’est horrible, je suis en train de crever”, dit Olivier*, 28 ans, dont treize de crack. Il dit essayer de ne prendre que “quatre ou cinq galettes par jour” et être passé “à la morphine”. En temps normal, Olivier paye sa consommation en faisant la manche et touche “50, 60 euros en une heure. Depuis le confinement, il me faut quatre heures pour faire dix euros”.
Dans le métro, dans le tramway, le même défilé sordide rythme les journées de cette partie de Paris. Celui d’hommes et de femmes aux yeux de morts-vivants qui réclament de l’argent aux seules personnes qu’ils croisent –les travailleurs précaires obligés de poursuivre leur activité. Eux n’ont plus rien à offrir, pas même le regard qu’ils accordent parfois.
“Sur le crack, il faut savoir raison garder, tranche la docteure Elisabeth Avril, directrice générale de la salle de consommation à moindre risque (SCMR) située à quelques encablures, vers la gare du Nord. Ce n’est pas du tout ma priorité.” Ce qui pose problème, explique-t-elle, ce sont les opiacés: opium, héroïne, morphine. Sa salle de shoot aussi a modifié son fonctionnement à cause de la pandémie. À ceux capables de comprendre la gravité de la situation, il a été demandé de rester chez eux. “On leur a donné du matériel pour consommer chez eux, beaucoup de produits de substitution, de l’antidote pour les overdoses. On a fait en sorte que la fréquentation diminue.” La salle n’est plus ouverte que de 13h30 à 20h30, et les douze places d’injection ont été divisées par trois. “On est passés de 450 à 60 passages par jour.” Les usagers consomment en majorité du sulfate de morphine. À l’entrée, comme dans n’importe quel commerce, des marqueurs indiquent la distance d’un mètre à respecter entre chaque personne. Elle n’a pas constaté, pour l’heure, de soucis majeurs. “Parfois, un type prend la place d’un autre, ça crie deux secondes et ça s’arrête. C’est habituel, sauf que ce qui se passait entre nos murs se déroule maintenant en plein air.” Les habitants qui les soutenaient les soutiennent encore, les autres qui demandaient “d’arrêter de s’occuper de ces fainéants” continuent de râler. “Je me fais peu d’illusions, poursuit la docteure. La tolérance des gens ne va pas forcément s’améliorer.” Malgré la réduction des équipes, les maraudes sont maintenues dans les parkings et cages d’escalier alentours, pour ramasser les seringues des drogués qui ne peuvent, ou ne veulent pas attendre. “Il y aura toujours des gens qui ne voudront pas se mettre à l’abri, mais la majorité comprend, juge la directrice. Il ne faut jamais penser à la place des gens. Alors on continue de protéger, en n’ayant aucune certitude. Peut-être que la semaine prochaine sera une catastrophe, ou peutêtre pas.” En face de la salle, Yves*, professeur d’histoire-géographie, assiste parfois à l’étrange va-et-vient des consommateurs depuis son balcon. Lorsque ses journées de cours virtuels sont terminées, il a pris l’habitude de fumer un petit pétard pour que le temps passe plus vite. Il avait pris les devants et acheté pour 100 euros d’herbe au début du confinement, sur le dark web. “Est-ce que c’est la beuh qui me fait cet effet? Quand je fume et que la salle ferme, je vois les types zoner dans les parages, et ça me fait flipper.”
“LÀ, c’est la mort, c’est horrible, je suis en train de crever”
Olivier, 28 ans, dont treize de crack