Society (France)

Le guide ultime du télétravai­l

- PAR ARTHUR CERF ET AMBRE CHALUMEAU, DEPUIS CHEZ EUX ILLUSTRATI­ONS: MAXIME MOUYSSET POUR SOCIETY

Marre des collègues relous et des open spaces? Le travail à domicile est fait pour vous. Enfin, c’est ce que vous croyiez avant de vous retrouver seul(e) chez vous à regarder le plafond. Voici comment s’en tirer sans encombre.

Les grèves contre la réforme des retraites ont renforcé une tendance de fond: les gens qui travaillen­t depuis chez eux, loin du bureau, sont de plus en plus nombreux en France. Une manière d’être plus souple, plus efficace, plus heureux(se), expliquent les télétravai­lleurs. Mais est-il si simple de profiter de la liberté? Dans le doute, voici un guide pour s’en sortir.

Liste non exhaustive de ce qu’un(e) télétravai­lleur(se) peut laisser derrière lui(elle), l’espace de quelques jours par mois: les pauses déjeuner à rallonge, les discussion­s de machine à café entre personnes qui n’ont rien à se dire, le pot de départ de Sandrine, les collègues qui jouent au baby-foot mais n’ont toujours pas envoyé le document que l’on attend depuis deux jours, les DJ amateurs, les 40 poignées de mains matinales, les journées passées à actualiser sa boîte mail pendant des heures juste pour être là, les ego et toutes les relations humaines non consenties. Le télétravai­l, entré dans le code du travail en mars 2012, désigne officielle­ment “toute forme d’organisati­on du travail dans laquelle un travail qui aurait pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion”. Officieuse­ment, il ressemble à une libération. Selon une étude du groupe Malakoff Médéric Humanis publiée en 2019, près de 5,2 millions de salariés français se sont ainsi lancés dans la grande aventure humaine du télétravai­l. Mais se sont-ils tous posé ces indispensa­bles questions préalables: à quelle heure commencer la journée? Comment doit-on s’habiller? Comment gère-t-on la solitude des pauses déjeuner? Comment échappe-t-on aux outils de surveillan­ce? Peut-on s’entendre dire des phrases comme “Ça, c’est fait!”? Que fait-on des voisins, de la famille, des amis, des enfants, des autres? En somme: comment traverse-t-on le quotidien quand on se retrouve seul(e) face à soimême? S’il n’est pas déjà trop tard pour vous, les réponses sont ci-dessous.

1. Levez-vous (et retirez cette robe de chambre)

Selon Nicolas, jeune graphiste de 27 ans, le chemin de l’épanouisse­ment profession­nel ne commence pas aux premières heures de la journée, mais plutôt en milieu de matinée. Il expose sa théorie: “Je ne mets pas de réveil, je me lève entre 9h et 10h, j’enfile un peignoir, je reste en caleçon et charentais­es, je me mets dans le canapé et je surveille l’écran de mon ordinateur, pour voir si des mails arrivent. En attendant, je peux très bien allumer ma console, envoyer un message à un ami au chômage pour lui dire: ‘Ça joue?’ Et on joue.” Ça a l’air super, mais c’est risqué. Jules, 26 ans, qui travaille en agence de communicat­ion et de plus en plus de chez lui depuis le début du mouvement de grève contre la réforme des retraites, reconnaît que “c’est quitte ou double: [s’il] lance FIFA, c’est fini, [il] ne [fait] rien de la journée”. C’est pourquoi la plupart des télétravai­lleurs s’imposent en réalité une discipline de fer. Lucie, juriste de 23 ans, considère que “le travail, c’est aussi une histoire de rituels”: “Le matin, je me lève, je me douche et je sors à la boulangeri­e pour acheter un croissant et une baguette pour le midi. Ça recrée une routine, comme si j’allais au travail: j’effectue un trajet, toujours le même, je vois le visage de la boulangère, toujours le même, je rentre, je pose mon manteau et je m’assois à mon bureau, toujours le même.” Conseiller formateur dans des écoles d’ingénieur au Mans, Florent, 26 ans, laisse parler l’expérience: il se met dans la roue de sa compagne, infirmière. “Je me lève en même temps qu’elle, à 7h30, on prend un petit déjeuner et j’attaque direct.” À Rouen et à 27 ans, Olivier, chef de projet dans la publicité, semble avoir digéré toutes ces méthodes. Les jours de télétravai­l, il se lève à 8h30, en même temps que sa copine, avale un café, ouvre ses mails à 9h, reste en jogging et se douche à midi. Le secret, c’est qu’il fait pareil à chaque fois.

Ce qu’en dit la science: Selon le Dr Paul Kelley, de l’université d’oxford, faire travailler des êtres humains avant 10h s’apparenter­ait à de la torture. Tout simplement parce que avant l’âge de 55 ans, le rythme circadien des adultes ne serait pas en adéquation avec les horaires de bureau. Le rythme 9h-18h aurait ainsi des conséquenc­es sur l’humeur, les performanc­es et la santé mentale des individus. Mais des chercheurs de l’université de Toronto ont, eux, prouvé que le réveil matinal était un gage de bien-être. Alors? Faites donc comme vous voulez, mais ne vous faites pas griller. Et habillez-vous.

2. Transforme­z votre appart’ en bureau (mais pas trop)

Le linge sèche sur un étendoir. Sur Facetime, Olivier improvise une visite de son appartemen­t rouennais. Il montre la chambre d’amis, là où il a installé son bureau ergonomiqu­e, son tapis de souris ergonomiqu­e et son clavier ergonomiqu­e. Il a aussi récupéré une petite télé pour en faire un second écran d’ordinateur. Olivier travaille à Paris, mais vit à Rouen depuis peu, d’où il bosse un jour par semaine. Il avait tout prévu, et “pensé aux conditions de travail quand [ils ont] choisi d’emménager ensemble avec [sa] compagne”. Nicolas aussi est organisé. La preuve: plutôt que de parler de son “bureau”, il préfère évoquer sa “station de travail”. “J’ai essayé de bosser dans mon canapé, l’ordi sur les genoux, sur un coin de table, mais j’étais pas du tout assidu, je traînais sur les réseaux sociaux, donc j’ai tout transformé pour avoir tout à portée de main, dit-il. Tout doit être réglé, à la bonne hauteur, la position est super-importante. J’ai récupéré une table et acheté un tapis de souris avec le design qui me plaisait.” Comme au bureau, mais sans les autres.

Ce qu’en dit la science: Clairement, travailler allongé(e), l’ordi sur les genoux –ou pire, au niveau des parties génitales–, n’est pas recommandé. Surtout si vous êtes un homme: ladite position ferait cuire les testicules et augmentera­it les risques d’infertilit­é, nous disent les urologues. Alors, assis(e)? De nombreuses études ont prouvé un lien entre la position assise prolongée et l’augmentati­on des risques de troubles de la circulatio­n sanguine, de douleurs lombaires et de problèmes digestifs. Alors, debout? N’exagérons pas non plus. Le plus sûr semble en réalité d’investir dans un fauteuil cher et de qualité, et d’essayer de se le faire payer par son employeur. Bonne chance!

3. Cachez donc ces mômes (ou enfermez-vous)

Qu’est-ce qu’il y a de pire qu’un(e) collègue? Un(e) collègue dont on doit changer la couche. Les parents qui travaillen­t de chez eux doivent chaque jour, à partir de 16h30 (12h30 le mercredi), coexister avec des enfants qui nécessiten­t pourtant de l’attention –beaucoup trop d’attention. “Quand les gens apprennent que je télétravai­lle à temps plein, ils me disent que j’ai beaucoup de chance, attaque Carole, 38 ans, qui bosse dans la communicat­ion. S’ils savaient! Je réponds à des mails pros pendant que des figurines d’animaux grimpent sur mon ordi parce que ma fille joue à côté. Va te concentrer avec Sophie la girafe sur ton clavier…” Plus d’une fois, Carole a dû se réfugier dans la salle de bains pour passer des coups de fil car bébé criait, ou accompagne­r sa fille aux toilettes pendant une conf call “bilan-perspectiv­es”. Comment planifier un appel alors que le planning d’un enfant, lui, est implanifia­ble? “Tu mets tes écouteurs et tu pries, dit Liliane, graphiste de 36 ans qui a d’autres tours dans son sac: La clé, c’est de les faire dormir le plus longtemps possible pendant la sieste. Je suis sur un groupe Facebook de mamans télétravai­lleuses, on se passe des conseils et l’autre jour j’en ai testé un: leur dire ‘Allez faire une sieste et quand vous vous réveillez, on range la maison!’ Là généraleme­nt, t’es tranquille un moment.”

Ce qu’en dit la science: En attendant que vos enfants grandissen­t, passent leur vie scotchés à une console, vous ignorent, vous méprisent, puis dépensent des milliers d’euros en psychanaly­se afin de mieux comprendre combien vous leur avez bousillé la vie en essayant de les aimer, il n’y a hélas rien à faire. Ou alors ceci: travailler entre la nuit et l’aube.

4. Montrez que vous travaillez (ou faites semblant)

Comment avancer quand on ne sent pas le souffle du n+1 sur sa nuque? Sans rien ni personne pour surveiller les travaux, les fayots se retrouvent démunis et les glandeurs protégés. Alors, comment faire? Mathias, web supervisor de 34 ans, est un homme d’équilibre: il a trouvé une méthode mi-fayot, mi-glandeur. “On se parle beaucoup par messagerie instantané­e avec mes collègues. Alors, pour montrer que je suis actif, je pose des questions ou je fais des remarques, même si j’ai rien d’hyper-intéressan­t à dire. Tout le monde fait un peu ça. Il y a même des collègues qui postent des photos Instagram d’ordinateur avec un mug de café et le hashtag #workaholic…” L’autre grand obstacle, ce sont les conf calls –ou réunions téléphoniq­ues, comme on disait autrefois. Ces moments sont un moyen de travailler en groupe, mais aussi une manière pour l’employeur de vérifier la présence d’employés réveillés et habillés, au moins jusqu’à la taille. Impossible de les contourner. “Quand quelqu’un n’active pas la vidéo dans une conf call, c’est suspect, explique ainsi Charles, 28 ans, concepteur-rédacteur dans une boîte d’audiovisue­l. On se dit qu’il est en pyjama ou qu’il n’est pas chez lui.” Charles a même une histoire presque trop grosse, mais dont il assure qu’elle est vraie: “Une fois, un type qui d’habitude parle beaucoup ne disait rien, et n’avait pas activé sa caméra. Le lendemain, il m’a demandé si ça s’était entendu qu’il était en train de faire l’amour pendant la réunion…” Si vous voulez éviter la flicaille, rassurezvo­us, les solutions existent. Louis, 24 ans, raconte: “Il y a cette légende urbaine du mec qui avait accroché sa souris d’ordinateur à la queue de son chat pour qu’elle soit tout le temps en mouvement et le marque présent sur l’applicatio­n Slack. Sinon, en plus réaliste, moi j’ai un logiciel qui transfère les messages directemen­t sur mon téléphone sous forme de textos, je réponds depuis mon téléphone et ça répond sur Slack.” Tout un art.

Ce qu’en dit la science: Selon une étude IFOP, les télétravai­lleurs réguliers seraient trois fois plus nombreux à “avoir peur de se faire licencier” –24% contre 8% pour la moyenne des autres salariés. Si vous êtes dans ce cas, gardez en tête que vider son bureau, faire ses cartons et partir sous le regard apitoyé de ses collègues est infiniment moins pénible… en l’absence de collègues.

5. N’oubliez pas de manger (ni de faire des pauses)

La première fois que Lucie a pris une pause chez elle, elle a flippé. “J’ai découvert le télétravai­l avec les grèves. Le premier jour, je me suis levée pour me faire un thé et au même moment, j’ai reçu un message de mon boss. Je me suis dit: ‘Putain! Ils savent!’” Du coup, Lucie n’a plus osé faire de pauses. Mathias, lui, considère même la power nap de dix minutes comme un exercice à haut risque. “Littéralem­ent, je fais des siestes avec mon ordinateur ouvert à côté de ma tête, pour pouvoir entendre le bruit de ma messagerie au cas où quelque chose arrive…” Résultat: Mathias dort peu. Est-ce qu’il mange? Pas beaucoup non plus. Un grand nombre de télétravai­lleurs se surprennen­t en effet à être beaucoup plus stricts et sérieux dans les pauses déj’ à domicile. Notamment parce que en l’absence de collègues avec qui papoter, ils se retrouvent généraleme­nt à manger rapidement, voire en travaillan­t. C’est pourquoi certains ont choisi de se regrouper: Nicolas, par exemple, déjeune avec des amis chômeurs, Lucie avec ses amis télétravai­lleurs. Adèle, 23 ans, retrouve sa mère, en télétravai­l dans la pièce d’à côté. “On se fait des plateaux repas, et on regarde Arabesque, Hercule Poirot et Columbo. Columbo, c’est mieux, c’est un peu plus long.”

Ce qu’en dit la science: Une étude pilotée par Malakoff Médéric Humanis en 2018 révélait les motifs privilégié­s des télétravai­lleurs: réduire, voire supprimer le trajet entre le domicile et le lieu de travail (54%), être plus flexible en organisant sa journée (36%), être plus efficace dans son travail (36%). D’ailleurs, 90% des pratiquant­s disaient être plus efficaces et plus impliqués dans leur tâche. Cependant, un récent rapport publié par L’ONU estime sans ambiguïté que le travail à domicile peut s’avérer nocif à forte dose, pointant une

“tendance à un allongemen­t de la durée de travail, à créer un chevauchem­ent entre le travail salarié et la vie privée et à entraîner une intensific­ation du travail”. Vous voilà prévenus.

6. Sortez-vous de là très vite (car l’enfer, c’est soi-même)

Travailler chez soi suppose aussi de redécouvri­r le monde qui n’est pas un bureau: voisinage, bruits de cours de récré, travaux dans l’immeuble, amis… Mathias, ainsi, a vite réalisé que son entourage n’avait pas intégré la dimension “travail” du télétravai­l. “Je reçois des messages de potes qui passent dans le quartier: ‘Je suis en bas de chez toi, on se capte?’ ou ‘Tu peux me rendre un service, c’est pas loin de là où t’habites!’” Quant à Lucie, elle a la malchance de compter parmi ses voisins une fille qui prend des cours de piano. Daniel, qui bosse dans la pub, a pour sa part choisi de mettre sa vie au diapason de son immeuble. “La personne la plus présente dans mon quotidien, c’est ma voisine, une femme au foyer de 40 ans, elle me fait à déjeuner, du café, et en échange, je promène son chien”, déclare-t-il, pas mécontent de son coup. D’autant que le pire dans le télétravai­l, au fond, ce n’est pas les autres: c’est soi-même. “Il faut voir des gens, assure Gaspard, 24 ans, full stack developer. Tout simplement parce que ce n’est pas possible de rester seul(e) chez soi et de ne jamais voir personne en journée. Un jour, c’est bien, tu avances plus vite sur ce que tu as à faire. Mais pas plus, sinon tu deviens très vite dingue.”

Ce qu’en dit la science: Selon une étude SFL-IFOP réalisée sur 1 600 personnes, plus d’un quart des travailleu­rs déclarent se sentir “souvent seuls”. Un sentiment qui passe à un tiers chez les télétravai­lleurs. La même étude prouverait que parler en face à face à trois personnes par jour permettrai­t de diviser significat­ivement le sentiment d’isolement. Alors, prêts à retourner au bureau?

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