Society (France)

Les combats de Bagieu

Et une exception. À 37 ans, PÉNÉLOPE BAGIEU reste l’une des rares autrices à s’être fait une place dans le milieu de la bande dessinée, réputé pour être masculin, si ce n’est misogyne. Le signe que les temps changent enfin? Avec 400 000 exemplaire­s vendu

- PAR NOÉMIE PENNACINO / PHOTOS: JEAN JACQUES POUR SOCIETY

Sa série d’albums Culottées a fait d’elle une star de la bande dessinée. Et une exception. À 37 ans, Pénélope Bagieu est l’une des rares autrices à s’être fait une place dans le milieu de la bande dessinée, réputé pour être masculin, si ce n’est misogyne.

Après quatre ans à New York, tu viens de revenir en France. Pourquoi étais-tu partie vivre aux États-unis? Je n’avais jamais vécu ailleurs qu’en France –à part un Erasmus à Londres, mais qui a duré six mois donc ça ne compte pas vraiment–, et à ce moment-là, j’avais ma première BD qui sortait aux États-unis, alors je me suis dit: ‘Vas-y, fais les trucs un peu fous dont tu te dis toujours qu’ils sont trop compliqués.’ Je peux travailler de n’importe où, mon éditeur pouvait m’aider pour les démarches, il n’y avait aucune raison que je ne parte pas. J’ai demandé un visa ‘personnali­té exceptionn­elle’, comme il s’appelle, et je l’ai eu. C’est un visa de trois ans renouvelab­le. Je suis restée quatre ans, et je suis très contente d’être rentrée.

Tu es revenue en France durant ces quatre ans? Plusieurs fois, oui. Et je me suis mise à dire de Paris tout ce qui, avant, m’énervait d’entendre sur Paris. À chaque fois que je revenais, c’était une gifle permanente. Je me disais ‘mais putain, ça coûte pas plus cher d’être sympa’, j’étais vraiment devenue une Québécoise. J’allais au café, et je disais: ‘Eh bien, JE VOUS REMERCIE, et je vous souhaite une TRÈS BONNE journée.’ Les gens me regardaien­t en pensant: ‘Elle est débile ou quoi?’ Ma dernière année à New York, je me suis dit que ça allait être chaud de m’y remettre. À ça, et au fait que c’est hyper-angoissant d’être une meuf à Paris. Ça fait presque cinq ans que je m’habille comme je veux, sans me demander si ça va, cette longueur de short.

Il y a vraiment une différence à ce niveau-là entre Paris et New York? Ah mais c’est zinzin! À chaque fois, j’arrivais à Paris avec ma valise de fringues normales, et au bout de deux jours, j’allais me ‘rééquiper’. Parce que ici, tu ne peux pas t’habiller comme ça. C’est même pas que je me disais que j’allais me faire emmerder –parce que tu vas de toute façon te faire emmerder–, mais tu sens un poids en permanence de ‘sérieuseme­nt, t’es sortie comme ça?’ Chez les Anglo-saxons, personne ne te regarde jamais, tout le monde s’en fout complet. Au mieux, on va te dire: ‘Sympa, ton pull!’ À Paris, c’est autre chose. Ou même être en terrasse et poser ton téléphone sur la table et t’en foutre, ici c’est pas possible.

Mais tu es quand même ‘très contente d’être rentrée’. C’est horrible… Quel syndrome de Stockholm! En fait, c’est aussi ce qui m’a manqué de Paris: le chaos. Peut-être parce que je suis née ici. Ça me manquait vraiment, le bordel. Le fait que les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Que quand on te dit que ça ferme à 16h, mais que tu arrives à 16h10 en disant ‘désolée’, on te réponde: ‘Bon, OK, allez-y, mais que ça se reproduise plus!’ Tous ces trucs-là, hyper-parisiens, hyper-français.

Traverser quand le bonhomme est rouge… Oui! Il y a même une expression pour ça. Tu traverses n’importe comment: french garbage. Ce qui m’a manqué aussi, c’est débattre. S’engueuler, mettre toute ton énergie à essayer de convaincre quelqu’un même si tu sais que ça ne marchera pas. La joute, quoi! Un concept qui n’existe pas aux États-unis. Il faut parler uniquement de choses sur lesquelles on est d’accord, sinon la conversati­on est désagréabl­e. J’ai eu trop de conversati­ons frustrante­s dans des apéros américains, où même quand tu parles de Trump, tout le monde fait: ‘Enfin bon, voilà, c’est vrai que c’est malheureux.’

À quel point tu as du succès aux États-unis? Des Culottées, j’en ai vendu 50 000 là-bas –en France, 400 000. Donc moi, j’étais folle de joie, 50 000, c’est la fête! Et pour eux, c’est rien. C’est tellement grand. Mais j’ai eu une presse de tarée, c’était fou, le Grand Chelem de ce que mon éditeur pouvait attendre comme promo, même le New York Times Best Sellers. Beaucoup parce que je suis française ; tous les articles étaient titrés ‘Ouh là, là’ ou ‘Joie de vivre’ –ça ne veut vraiment rien dire comme titre

d’article, vous savez? Mais ça n’a rien à voir avec la France, on ne me reconnaît pas dans la rue. En plus de ça, là-bas, les Culottées, ça a été marketé comme une BD jeunesse. J’ai surtout eu des ados en dédicaces.

Aujourd’hui, en tant qu’artiste, tu as le sentiment que ton succès te donne le pouvoir de faire ce que tu veux quand tu veux? Beaucoup plus qu’avant, parce que maintenant, j’ai le confort matériel. Tout le discours que je tiens, c’est le discours de quelqu’un qui n’est pas dans une situation de ‘ouais mais faut que je bouffe, en fait’. Aujourd’hui, quand on me propose de travailler pour un truc avec lequel je ne suis pas d’accord –ce qui m’arrive tout le temps–, je peux dire: ‘OK, mais soit vous changez complèteme­nt le discours, soit c’est non et tant pis pour l’argent.’

C’est quel genre de propositio­ns? Mes dernières expérience­s avec des marques, c’était toujours compliqué, parce qu’il y a tellement de choses que je ne veux pas écrire ni dessiner! Déjà parce que je me tirerais une balle dans le pied, mais aussi parce que je ne veux pas participer à véhiculer des trucs hypersexis­tes ou autres. Quand on me dit: ‘Est-ce que tu pourrais la faire plus mince?’ bah non ; ‘Est-ce que la blague, ça pourrait être que la meuf, elle est un peu concon et elle sait pas lire une carte routière?’ bah non ; ‘Est-ce que les parents, tu pourrais plutôt faire un père et une mère?’ alors que j’ai fait 40 couples hétéros et que j’aimerais bien qu’il y ait un couple homo dans le tas, bah non. Encore une fois, je ne critique pas du tout les gens qui n’ont pas les moyens de faire ça, mais j’estime que quand tu peux te le permettre, il faut le faire. À partir du moment où tu as le pouvoir de façonner la société à ton échelle, tu es là pour lui donner une petite direction. C’est un débat que j’ai eu mille fois quand je travaillai­s dans la pub, parce qu’on te dit: ‘Mais nous, notre but, c’est de montrer le monde tel qu’il est, on n’est pas là pour avoir cinq ans d’avance et dire ‘voilà le monde qu’on voudrait’.’ Bah si, un peu. Parce que les gens ne sont pas idiots, ils sont tout à fait prêts à prendre une autre direction. Je suis partie de Paris presque cinq ans, et je trouve que les pubs dans le métro, c’est le jour et la nuit en termes de représenta­tion: les gens ne sont plus tous blancs, tu as des femmes avec des physiques différents. Je suis retombée sur les premiers épisodes de Girls, récemment ; je me souviens comme à l’époque, c’était waouh, on se disait que ça osait vraiment des trucs de fou, et quelle bonne nouvelle de se dire qu’aujourd’hui, c’est anodin! C’est une meuf qui fait un 42, quoi.

Bastien Vivès pointait récemment dans Society un autre danger pour un auteur, celui de se faire ‘dicter ses livres’ par ses fans, sa communauté. Tu as l’impression de faire les albums que les gens attendent de toi? Alors non, parce que déjà, mes bouquins sont vachement différents les uns des autres. C’est même un truc qui perturbe pas mal les gens. Ma communauté, je pense qu’elle est fédérée par autre chose que le contenu. Enfin, j’espère, parce que sinon, les pauvres, c’est hyperdécev­ant. ‘Cool, j’adore les biographie­s! –Ah bah du coup, j’ai une mauvaise nouvelle…’ C’est clairement un luxe et une coquetteri­e de pouvoir être sincère quand je le dis, mais vraiment, j’écris pour moi. Sinon, j’aurais fait un tome 3 des Culottées, par exemple. C’est quand même ça que les gens attendent. Alors que jamais de la vie! C’est bon, c’est fini, je n’ai pas du tout envie de refaire ça. Et puis, je trouve que c’est trop de travail, c’est trop long de faire une BD pour que tu le fasses en pensant aux autres. Je veux dire, tu ne peux pas passer deux ans à dessiner la tête d’un personnage toute seule chez toi tous les jours si c’est pas parce que t’es contente de le faire, toi.

Il faut forcément être casanier et solitaire pour faire de la BD? Je pense que c’est parce que tu es casanier et solitaire que tu choisis de faire de la BD. Moi, j’ai fait des études qui me destinaien­t à un métier, l’animation, où il fallait travailler en équipe et en studio, bah c’est une très bonne raison de ne pas faire ça. Je me connais un peu, et ce que j’aime bien, c’est être dans ma grotte, chez moi en pyj’ –là, je me suis habillée parce que tu viens. Travailler avec des gens, c’est très compliqué, j’adore ne pas avoir à le faire.

Avant le projet des Culottées, tu connaissai­s les femmes dont tu as fait le portrait? Pas toutes. Il y en avait une dizaine dont j’avais envie de parler. Ce sont des histoires que tu as entendues un peu tout au long de ta vie. Katia Krafft, quand j’étais petite, je regardais des documentai­res sur les volcans, et on voyait toujours ‘les Krafft’, dont elle ; Peggy Guggenheim, j’avais vu une pièce qui racontait sa vie... Alors, je me suis mise à en chercher d’autres. Et quand tu commences à chercher, ça va très vite, en fait, parce que des meufs qui ont fait des choses, il y en a plein.

Ça a été facile de trouver des infos sur elles? Celles qui ont écrit des autobiogra­phies –les deux tiers, on va dire–, c’est du pain béni, parce qu’il n’y a pas de filtre, tu prends les infos à la source. Pour d’autres, il y avait quelques infos par-ci, par là. Mais Giorgina Reid, par exemple, celle qui a sauvé le phare de Montauk, c’était vraiment une anonyme, il n’y a rien sur elle. Dans le phare –c’est comme ça que je suis tombée dessus–, il y a une petite plaquette avec trois lignes qui parlent d’elle et une photo. J’ai trouvé des infos dans La Gazette de Montauk de 1970, mais il fallait quand même à chaque fois que je trouve deux sources pour une date

“Je suis retombée sur les premiers épisodes de Girls, récemment. À l’époque, on se disait que ça osait vraiment des trucs de fou, et quelle bonne nouvelle de se dire qu’aujourd’hui, c’est anodin! C’est une meuf qui fait un 42, quoi”

pour être sûre que ce soit la bonne, et il y a des femmes pour lesquelles ça a été hyperdur d’avoir des infos précises.

À quel point as-tu romancé leurs histoires? J’utilisais des faits vrais, et puis j’essayais de visualiser comment la scène avait pu se passer. Les autobiogra­phies, mine de rien, ça te donne des pistes de mise en scène, parce que la femme en question raconte, parle de ses émotions, t’as plus qu’à dérouler. Le seul truc que tu fais, c’est en faire un personnage, c’est-à-dire imaginer ses réactions. Et pour ça, tu t’utilises toi comme actrice. Donc tu lui prêtes un caractère qu’elle n’a peut-être pas, mais c’est aussi ça le principe, sinon t’es historienn­e, en fait. Wu Zetian, l’impératric­e chinoise, tous les historiens qui ont écrit sur elle la dépeignent vraiment comme une Cersei Lannister: ‘Elle était horrible, cruelle, assoiffée de sang, etc.’ Mais t’as vu la vie qu’elle a eue? Mon boulot à moi, c’est de dire ‘peut-être que ce n’était pas exactement ça, peut-être que c’est une vue de l’esprit’. Il y a des trucs que je ne peux pas gommer, comme le fait qu’elle a commandité des assassinat­s politiques. Elle a fait tuer des gens, c’est vrai. Mais je peux décider de le raconter en disant: ‘Il y a des gens qui voulaient la buter, elle a pris les devants, elle les a tués elle.’

Sur les 30 ‘Culottées’ dont tu as fait le portrait, seules deux ou trois sont connues du grand public. On n’a pas, ou très peu entendu parler des autres, mêmes celles dont l’histoire est récente et/ou rattachée à des actus importante­s, comme Jesselyn Radack, avocate du lanceur d’alerte Edward Snowden; Mae Jemison, première femme afro-américaine à être partie dans l’espace en 1992; ou Sonita Alizadeh, rappeuse afghane de 23 ans qui se bat contre le mariage forcé. En choisissan­t de les dessiner, est-ce que tu t’es sentie porteuse d’une mission? C’est très vaniteux, mais à ce moment-là, je ressens un picotement d’excitation à l’idée que les gens vont découvrir quelqu’un. Comme quand tu aimes bien raconter une blague que les gens n’ont jamais entendue, parce qu’ils vont être sur le cul. C’est la joie de la transmissi­on. Et celles qui sont vivantes, elles ont lu les Culottées, et elles m’ont écrit.

Pour te dire quoi? Qu’elles étaient trop contentes. En plus de ça, le dessin, ça a un aspect beaucoup moins agressif pour les gens que d’être filmé ou pris en photo. Sonita, par exemple, elle m’a dit qu’il y avait eu plein de reportages sur elle, mais que ce qu’elle préférait, c’était ce que moi j’avais fait, parce que j’avais rendu son histoire plus humaine. Mais je pense que c’est parce que c’est dessiné, en fait. C’est tellement inoffensif, les gens ne se méfient pas du tout quand tu les dessines. Il y a un moment, j’avais bossé pour Envoyé spécial sur un procès où le prévenu avait demandé un

huis clos à la dernière minute, et où ils ne pouvaient donc plus filmer alors qu’ils avaient prévu d’y consacrer une émission entière ; du coup, Élise Lucet m’avait demandé de dessiner. Et ce qui était vachement intéressan­t, c’est que les premiers jours, le mec et toute sa famille étaient un peu attendris, un peu curieux, genre ‘Oh, on peut regarder? C’est sympa’, sans se rendre compte que c’était à charge –en plus, c’était un procès pour viols. Et c’est vers la fin du procès que ça a commencé à les saouler. Ça joue de la flûte aux gens, le dessin. Tu peux faire des trucs beaucoup plus durs.

Il n’y a pas que la naïveté du dessin. Le fait que tu aies pu parler de 30 femmes importante­s mais méconnues, ça montre quoi? Qu’il faut changer notre façon de déterminer et d’étiqueter qui est héroïque. Ça arrive que l’on célèbre des femmes, mais des reines, ou Jeanne d’arc, ou alors quelqu’un qui a été couronné par quelque chose de vraiment indiscutab­le, genre ‘bon, Marie Curie OK, prix Nobel, alors d’accord’. Pour que les femmes aient voix au chapitre, il faut qu’elles aient fait un truc extraordin­aire validé universell­ement. On n’en demande pas autant à des mecs pour faire leur biographie. Alors que si tu te dis: ‘Je vais changer l’éclairage et essayer de repérer des trucs qui paraissent plus anodins mais qui étaient fous pour l’époque’, tu trouves des femmes qui ont réalisé des grandes choses en voulant juste, à la base, faire avancer quelque chose dans leur vie à elles. Leymah Gbowee, par exemple: elle perd son mari, elle décide de sortir de chez elle, elle trouve un job de travailleu­se sociale, boum! elle finit prix Nobel après avoir mis fin à un conflit armé. Dans sa BD I’m Every Woman, Liv Strömquist parle des femmes de l’ombre qui étaient derrière des mecs célèbres, dont on parlait d’ailleurs souvent comme ‘d’hommes à femmes’. Bah ouais, c’étaient des hommes à femmes ; leurs nanas, non seulement elles faisaient tout, mais en plus ils leur avaient fait sept gosses. Il faut relancer la dynamique en se disant que ça, ça mérite le titre d’héroïne. Qu’empêcher qu’un phare soit avalé par les vagues, ça mérite le titre d’héroïne.

Comment on procède? Il faut vraiment mettre un pied dans la porte et pousser. Passer par une phase où, artificiel­lement peut-être, et effectivem­ent avec un souci de discrimina­tion positive, on se force à montrer des femmes. Peut-être qu’elles ne seront que médaille d’argent, bah il faut y aller à fond sur la médaille d’argent, et se dire ‘c’est déjà beaucoup pour une femme à cette époque-là, dans ce contexte-là, et surtout, son parcours est aussi intéressan­t que celui de l’homme qui est arrivé plus loin’. Une fille ne peut pas rêver de devenir quelque chose qu’elle n’a jamais vu. Je pense qu’aucune fille de ma génération ne se disait ‘quand je serai grande, je serai présidente’. Même celles qui avaient des velléités politiques, elle se disaient ‘j’aimerais bien être maire’. J’ai rencontré plein d’enfants quand je faisais des dédicaces, et surtout plein de petits garçons qui voient les femmes que j’ai mises dans les Culottées comme des modèles à atteindre eux. Et c’est ça, la phase finale de ce travail-là. Ce n’est pas juste que les filles rêvent en voyant des femmes qui réussissen­t, mais les garçons aussi. C’est un modèle de quelqu’un qui réussit, point.

Toutes tes oeuvres ont des femmes pour héroïnes, que ce soit toimême dans Ma vie est tout à fait fascinante ou Cass Elliot, membre du groupe The Mamas and the Papas, dans California Dreamin’. Comment tu expliques qu’avec Culottées, tu sois devenue une ‘auteure féministe’, alors qu’avant, tu étais réduite à une ‘auteure girly’? Déjà, c’est marrant ce besoin de mettre les femmes dans des cases. Ça implique quelque chose de méprisant, c’est que ‘ça ne pourrait intéresser que les femmes, et il faut faire des trucs pour elles’. C’est Lisa Mandel qui dit: ‘On est un peu la catégorie handisport de la BD.’ On a nos catégories, nos Jeux paralympiq­ues. Et malgré ça, je crois qu’on n’ose plus parler du travail d’une femme qui fait de la BD aujourd’hui comme on en parlait il y a dix ans, où il y avait vraiment un mépris pour l’autobio féminine. C’était forcément ‘girly-chiant-chiant’. Alors qu’on ne disait pas d’une autobio masculine: ‘Oui, bon, après, c’est juste des petites histoires d’un petit mec qui mange des kebabs et joue aux jeux vidéo...’ mais ‘Qu’est-ce que c’est bien vu! Une représenta­tion douceamère de ses contempora­ins!’ Il y a une chose qui m’a énervée, c’est quand des gens qui réfléchiss­ent comme ça m’ont dit, pour les Culottées: ‘C’est bien, maintenant tu fais des biographie­s, des trucs sérieux.’ C’est fou, quand même. Même si j’avais envie de faire une BD dont le seul sujet, c’est mes règles, ce serait sérieux, il se trouve que la moitié du monde vit ça.

C’est un milieu très sexiste, la BD? C’est un milieu qui a la peau dure et qui est très lent à se féminiser. Ça se fait vraiment à son corps défendant. Il y a un collectif des créatrices de bande dessinée –dont je fais partie– et c’est ce collectif qui a obtenu la parité dans les jurys de sélection à Angoulême il y a quatre ans, après la fameuse année où il n’y a eu aucune femme dans la liste des grands prix parce que, comme avait dit le président du jury à l’époque: ‘On aurait bien aimé mettre des femmes, mais il n’y en a pas.’ Il faut savoir que les autrices ont des à-valoir inférieurs à ceux des hommes. Tu ne peux même pas justifier, comme c’est le cas en entreprise, en disant ‘ah oui, mais bon, c’est parce que les femmes ont des congés mat’’ ou je ne sais quoi ; on est auteurs de BD, hein, on travaille tous chez nous, personne ne nous voit jamais. Mais ça change vraiment très vite, surtout

“Je pense que c’est parce que tu es casanier et solitaire que tu choisis de faire de la BD. Moi, ce que j’aime, c’est être dans ma grotte, chez moi, en pyj’. Travailler avec des gens, c’est très compliqué”

ces cinq dernières années. En plus de ça, je trouve qu’il y a une vraie bonne volonté et une vraie bienveilla­nce de la part des auteurs hommes. On ne rencontre pas vraiment de résistance à proprement parler, c’est plutôt de l’inertie, des vieilles habitudes, des festivals où l’ambiance est très ‘chambre des garçons, bande de potes’, et où tu dois dire: ‘On est là, en fait.’ Ça change aussi du côté des éditeurs et du traitement médiatique de la BD. Le fait qu’il y ait eu des gros succès commerciau­x pour des BD écrites par des femmes, ça a changé le regard. Mais il ne faut jamais baisser la garde. Continuer de dire: ‘Il y a un problème de nombre de femmes’ ou ‘yes, une oeuvre où l’héroïne est une demoiselle en détresse qui passe les plats en faisant des blagues de conne, génial, c’est vraiment ça qu’il nous manquait’.

La parité dans les jurys, ça a changé quoi, concrèteme­nt? Comme par magie, des livres écrits par des femmes ont été en sélection. Tu as eu Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, d’emil Ferris, qui est la meilleure BD de l’an dernier –y a rien à redire, tout le monde était d’accord, Fauve d’or à Angoulême. Le prix révélation, Ted, drôle de coco, d’émilie Gleason, c’était le meilleur premier bouquin, pareil: unanimité. Aux Eisner, c’est aussi quasiment que des meufs qui ont tout raflé. Quel bienfait pour la BD d’avoir tout ce ‘sang neuf’, comme dans tous les métiers où on fait de la narration. De la même manière que c’est essentiel qu’il n’y ait pas que des Blancs qui fassent des films, que des mecs qui écrivent des bouquins. Sinon, tu as toujours les mêmes personnage­s, racontés par les mêmes gens, avec le même point de vue. La quinze millième histoire d’un mec blanc qui se cherche. Et après, on se retrouve avec je sais pas quel magazine qui sort la liste des personnes qui font la France, et c’est quatorze clones de vieux mecs blancs.

Tu penses quoi des jeunes filles d’aujourd’hui, dont l’enfance ou l’adolescenc­e a été marquée par #Metoo? Elles sont vraiment malignes! Un truc tout bête, mais déjà, elles sont à l’aise avec l’idée d’avoir des conviction­s. J’ai rencontré des petits book clubs féministes de filles de CM2, c’est à des années-lumière de ce que j’étais moi quand j’étais petite. Et puis, c’est ce qu’on disait tout à l’heure, elles voient des modèles de réussite. Ça ne peut pas évoluer autrement que bien, une génération qui est élevée comme ça, avec des parents –et des pères notamment– qui sont vigilants sur ça. Regarde comme tout le monde monte au créneau dès qu’une marque de vêtements pour enfants met sur ses t-shirts ‘rêveuse comme maman‘ et ‘courageux comme papa’. À 18 ans, les filles seront plus malignes que moi maintenant. Elles ont aussi beaucoup moins de misogynie intégrée, j’ai l’impression. J’ai mis tellement de temps à arrêter d’être misogyne!

Tu étais misogyne? Comme plein de filles qui disent: ‘Oh moi, je préfère traîner avec les mecs, parce que les filles, c’est toujours des histoires.’ Il a fallu déconstrui­re tout ce qu’on nous avait appris comme détestatio­n de soi et des autres filles. Tu as vu Nanette, le spectacle d’hannah Gadsby? Dedans, elle dit: ‘Je vais arrêter l’humour, parce que quand on est une femme, le seul ressort humoristiq­ue qu’on a, c’est l’autodérisi­on.’ Et c’est quand même, dans son cas à elle, monter tous les soirs sur scène pour dire: ‘Qu’est-ce que je suis moche! Qu’est-ce que je suis conne! Oh là, là, je suis grosse!’ C’est dur. Et en faisant ça, tu participes encore au truc qui dit que c’est bien que les femmes se détestent. Tu devrais pouvoir être drôle sans dire du mal de toi-même ou des autres meufs. On en chie déjà tellement, on pourrait pas essayer d’être dans le même bateau? Après, je veux pas du tout trouver l’excuse de l’époque, mais pour nous, c’était ‘comme ça’ ; on était à 20 ans de la sororité. Le slut-shaming, les remarques du genre ‘euh, tu pourrais remonter un peu ton décolleté’, c’est un bon exemple de ça. Y a pas longtemps, je regardais des clips de Beyoncé, comme ça m’arrive parfois, et notamment celui de Nasty Girl, des Destiny’s Child. Et je me disais que c’était super de voir qu’on a pu passer de Nasty Girl, où on se fout de la gueule d’une meuf qui se casse la gueule à cause de ses talons trop hauts, à un discours qui dit que oui, tu peux être féministe le cul à l’air. Il y a une meilleure ambiance.

“Il faut changer notre façon de déterminer qui est héroïque. Pour que les femmes aient voix au chapitre, il faut qu’elles aient fait un truc validé universell­ement. On n’en demande pas autant à des mecs”

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