Society (France)

LE TRÉSOR DE FORREST FENN

- PAR WILLIAM THORP, AU NOUVEAU-MEXIQUE PHOTOS: ADRIA MALCOLM POUR SOCIETY

Il y a neuf ans, Forrest Fenn, un marchand d’art établi au Nouveau-mexique, cachait dans la nature sauvage de l’ouest américain un coffre bourré d’or et de joyaux, et publiait un poème contenant neuf indices pour le retrouver. Le début d’une chasse au trésor qui a depuis mobilisé des centaines de milliers de personnes, rendu fous des dizaines de candidats et provoqué plusieurs morts. En piste!

"SI vous vous faites mordre par un serpent à sonnette, ne sucez pas la plaie, cela ne sert à rien. Faites un garrot, et souvenez-vous de la couleur de la bête, sinon vous n’aurez pas le bon vaccin et vous pouvez mourir.” Sacha enjambe la marche du 4x4 Toyota et attrape son Ruger LC9, un flingue rose à l’allure de babiole pour enfant, qu’elle range dans son étui. Elle poursuit: “Si un puma vous attaque, vous ne le saurez que lorsque ses crocs seront dans votre cou. Votre seule chance de survivre sera alors de vous battre ou de lui tirer une balle dans la tête. Sinon, encore, vous mourrez.” Autour d’elle s’étend le vide du nord du Nouveaumex­ique: des longues plaines de sol poussiéreu­x, des arbres séchés par le soleil, peu d’espaces témoins de la vie humaine. Comme l’exprime Sacha et ce seul panneau de signalisat­ion criblé de balles, symbole d’une Amérique peu encline à se soumettre à l’autorité, ici, c’est le “Wild West”. Sac militaire sur le dos, la jeune femme de 38 ans s’avance vers un sentier terreux jonché de caillasses. Soudain, elle s’arrête, effleure la terre claire d’une main et panique: “Deux personnes sont passées ici il y a moins de deux heures. Pourtant, je n’ai dit à personne que je venais… Mon Dieu, ils sont sur la même piste que moi!”

Sans doute deux concurrent­s de plus dans cette chasse au trésor folle qui s’est emparée des États-unis en 2010. En neuf ans, ils sont des centaines de milliers à avoir défilé sur ces terres afin de dénicher ce qui a l’allure d’une seconde chance: un coffre en bronze aux dimensions exactes de 25,4 centimètre­s sur 25,4 centimètre­s, 12,7 centimètre­s de profondeur, contenant 265 pièces d’or et autant de rubis, deux saphirs de Ceylan, des émeraudes, deux sculptures chinoises anciennes en jade, des bijoux et des centaines de pépites d’or, dont certaines de la taille d’un oeuf. Un joli pactole d’une valeur dépassant allègremen­t le million de dollars, et dont l’itinéraire y menant se trouve dans les mémoires de Forrest Fenn, un vieux cow-boy aux yeux bleus perçants, sous la forme d’un poème qu’il a rédigé lui-même. Le texte est composé de 24 lignes, six paragraphe­s et neuf phrases où se cachent neuf indices. L’emplacemen­t est bien flou: “Dans les montagnes, quelque part au nord de Santa Fe” ou encore “dans les Rocheuses”, la chaîne de montagnes qui s’étend sur près de 5 000 kilomètres et six États américains, dont quatre font partie du périmètre de recherche –le Nouveaumex­ique, le Colorado, le Wyoming et le Montana. Parmi les 350 000 chasseurs (chiffre avancé par Forrest Fenn lui-même), on trouve de tout. Certains s’y sont hasardés une seule fois, comme on joue au Loto, parce qu’on ne sait jamais. D’autres en sont devenus obsédés. Dans la communauté, on se raconte parfois certaines de leurs histoires comme pour se mettre en garde. Celle par exemple de Robert Miller, un homme qui, ruiné, débarqua un jour avec une hache chez Forrest Fenn, persuadé que le trésor s’y trouvait. Ou encore celle de Stéphanie, une mère de famille qui liquida les comptes de ses enfants et perdit sa maison hypothéqué­e afin de continuer à financer une aventure qui ne trouvait pas de conclusion. “Dans cette chasse, la frontière est mince entre l’intérêt et l’obsession, sourit Sacha. Et croyez-moi, vous pouvez vite la franchir.”

Là où les eaux chaudes s’arrêtent

Cynthia Meachum, 65 ans, habite Rio Rancho, une ville à 40 kilomètres au nord d’albuquerqu­e qui semble avoir emprunté aux codes des westerns ces boules de foin poussées par le vent. Elle se penche sur la table de sa terrasse, éparpille des feuilles de papier comme un puzzle qu’elle essaierait de reconstitu­er, puis pointe un emplacemen­t sur une carte: un petit lac en forme de “C” près de la ville de Cody, dans le Wyoming, dans le Nord du pays. “C’est mon nouveau spot, avance-t-elle. Vous voyez cet étang, là? C’est une source d’eau chaude. Forrest nous a confirmé que le premier indice –et le seul que nous connaissio­ns aujourd’hui– était la cinquième ligne du poème: ‘Begin it where warm water halt’ (“Commencez là où les eaux chaudes s’arrêtent”). C’est l’une des rares sources d’eau chaude du coin, et si vous remontez la route qui passe devant, vous pouvez trouver sept autres indices ‘possibles’ qui correspond­raient à des phrases du poème.” Pour tomber sur ce coin, Cynthia a écumé Google Earth pendant des heures, et effectué “d’une traite” six trajets de quatorze heures. Des allers pleins d’espoir et autant de retours pleins d’abattement. “En sept ans de recherche, dit-elle, je n’ai jamais été aussi proche. Tout concorde.” Ou presque. Car malgré son assurance, et contrairem­ent à d’autres chasses au trésor où chaque indice vous mène à un autre indice et ainsi de suite jusqu’au butin, ici, rien ne peut être confirmé avant d’avoir trouvé le saint Graal. Les chasseurs progressen­t les yeux bandés. “Cela rend très dure l’avancée, parce que vous n’êtes jamais sûre de quelque chose, continue Cynthia. Vous avez tout ou rien.”

“Je pensais que quelques personnes tenteraien­t leur chance, et que cela se limiterait à des bons moments et des piqûres de moustique. Je me suis visiblemen­t trompé” Forrest Fenn

Au fil des années, Forrest Fenn a malgré tout confirmé quelques points, comme un dieu miséricord­ieux distribuer­ait des miches de pain à des gens affamés. Le magot n’est ni en dessous de 1 500 mètres d’altitude ni au-dessus de 3 000 ; il ne se trouve pas dans une mine, un tunnel, une cave, une maison, un cimetière ni sous l’eau, et est à plus de treize kilomètres des limites de Santa Fe ; les neuf indices du poème sont écrits dans l’ordre, et vous mènent directemen­t au trésor et non à une quelconque note ; le coffre est peut-être enterré, peut-être pas ; pour le déposer, Forrest a dû faire deux allers-retours “de [s]a voiture à l’emplacemen­t”, l’un avec le coffre, l’autre avec le butin, impliquant que le trésor ne soit pas loin d’une route ou d’un sentier ; “n’allez pas où un homme de 80 ans ne peut aller” ; et pour finir –certaineme­nt le plus grisant pour ces hommes et femmes–, cette précision: “Certains chasseurs se sont trouvés à 60 mètres du coffre.” “Vous imaginez? reprend Cynthia. Soixante mètres… Bien sûr, personne ne sait qui sont ces chasseurs, mais tout le monde pense que c’est lui.” En attendant son prochain voyage, qui ne pourra intervenir que lorsque la neige aura fondu dans les monts du Wyoming, Cynthia Meachum a punaisé aux murs de sa maison des cartes du pays, ainsi que des lignes du poème de Forrest Fenn. L’autobiogra­phie de ce dernier, The Thrill of the Chase: A Memoir, bâille sur le bureau, portant les marques d’usure d’un livre ouvert et rouvert inlassable­ment. Pas un jour sans que l’enquêtrice en herbe tente d’en percer le mystère. Pas un jour non plus sans qu’elle se prépare au grand jour. L’ancienne ingénieure de chez Intel s’exerce encore et encore à marcher avec une pierre de dix kilos, “environ le poids du contenu du coffre”, sur un peu moins de deux kilomètres, afin d’être sûre que, le moment venu, elle pourra en soulever le contenu jusqu’à sa voiture. Cynthia est fin prête, donc. Et pourtant, elle avoue que dans le fond, elle ne sait pas vraiment comment elle réagira quand elle tombera face au trésor. “Est-ce que je le dirai haut et fort? Est-ce que je me tairai? Je ne sais pas. Il y a tellement de mauvaises personnes ici qui me font penser que je garderai cela secret, fantasme-t-elle en caressant d’une main la relique en carton du coffre qu’elle a fabriqué. Et en même temps, je mourrai d’envie de le dire, c’est sûr. J’aurai envie de crier au monde entier qu’une femme a réussi à achever seule ce que personne n’était jusqu’ici parvenu à faire.”

“Je passe chaque putain de minute de ma vie à penser à ce coffre”

Avec ses épaules carrées et sa moustache grisonnant­e, Dal Neitzel, 71 ans, est quelque chose comme le vieux briscard de cette aventure. Son blog est souvent décrit par les aficionado­s comme une référence. Il explique avoir plongé dans l’aventure en 2011, mais n’y a vu qu’une suite logique à ce qu’il faisait avant. Au milieu des années 2000, il avait déjà bourlingué en Amérique du Sud dans un rafiot à “un million de dollars” à la

recherche d’épaves espagnoles et portugaise­s. Des navires possibleme­nt bourrés d’or. “Je parle mal l’espagnol, et l’un des rares compagnons de route qui parlaient l’anglais était un homme du nom de Crayton Fenn, se remémore-t-il. Nous bavardions souvent, et il me parlait de son oncle Forrest qui n’était à l’époque qu’un simple collection­neur d’art.” Après cinq années à écumer les fonds marins, Dal rentre au bercail. “Peu de temps après, Forrest a sorti sa biographie, et la chasse était lancée, continue-t-il. Étant déjà un chasseur de trésors, je me suis mis à travailler un peu sur le poème et j’étais sûr –comme tout le monde– de mon coup.” L’homme parcourt alors les 2 500 kilomètres qui doivent le mener à ce qu’il pense être le bon endroit. Trois jours de conduite durant lesquels il rêve à un avenir meilleur. “Évidemment, tout cela a fait pschitt en arrivant, poursuit-il. Je n’ai rien trouvé. Alors, j’ai commencé à échanger quelques mails avec Forrest, et on s’est mis à discuter tous les jours ensemble. Il me disait: ‘Hey, où est-ce que tu as cherché aujourd’hui?’ et je lui racontais mes journées. Il me répondait: “Dal, tu es vraiment le type de gars qui pourrait trouver mon trésor.” Je me persuadais que s’il disait cela, c’est que j’étais proche, et qu’il ne fallait pas lâcher, rigole-t-il. Ça fait huit ans.” À l’instar de Cynthia Meachum, Dal Neitzel a longtemps cherché dans le haut du Nouveau-mexique, avant de monter progressiv­ement vers le Nord du pays –“mais je ne peux vous dire précisémen­t où, vous comprenez…” Il a évalué à environ 70 le nombre de fois où il a parcouru ces centaines de kilomètres qui le séparent de l’or. Il admet s’y rendre désormais sans vraiment y croire, plutôt comme pour assouvir une irritation qui le démange. “Entre vous et moi, je passe chaque putain de minute de ma vie à penser à ce coffre”, lâchet-il. Il se rend aussi, chaque année, au festival Fennboree, où le temps d’un week-end, des centaines de passionnés du trésor de Forrest se regroupent et bavardent de leurs avancées sur une affaire qui n’en compte aucune. L’événement a été créé en 2014 par un certain David Rice, surnommé “Desertphil­e”, qui a quitté une vie dans la Silicon Valley pour passer deux ans dans une cave isolée du monde, et qui habite depuis dans un ranch tout aussi esseulé. “Il y a aussi des gens qui viennent d’allemagne, du Royaume-uni ou d’australie, soutient Dal. C’est une communauté très large avec un peu de tout dedans, des gens normaux, et d’autres… Enfin, vous voyez.” Parfois, Forrest Fenn en personne y passe une tête pour faire des selfies et signer quelques livres. Au fil des années, chacun s’est forgé sa propre opinion sur le vieil homme. Certains lui vouent un culte, d’autres pensent avoir affaire à “un maître manipulate­ur”, “un serpent” ou encore un “beau parleur qui vous ferait acheter une voiture dont vous n’avez pas besoin”. “Moi, je l’appelle ‘le Coyote’, sourit Katya Luce dans sa maison de Taos, une ville au nord du Nouveau-mexique où elle a emménagé après avoir quitté Hawaï, afin de trouver le trésor. Quand les coyotes ont une proie, ils l’encerclent et crient des ‘yip yip yip’ autour d’elle afin de la pousser et l’acculer dans un coin. Forrest est pareil, il vous dit: ‘Avez-vous essayé au Montana près de cette rivière? Non? Vous n’êtes pas non plus allé à cette falaise du Colorado? Ah bon…’ Et il vous fait courir partout. Vous vous demandez à chaque fois si c’est pour vous aider où pour vous éloigner de son trésor.”

Depuis le début de la quête, quatre personnes sont mortes en cherchant le butin. Il y a d’abord eu Randy Bilyeu, 54 ans, dont la disparitio­n dans le Nord du Mexique et la découverte du corps furent espacées de six mois en 2016. Puis Jeff Murphy, 53 ans, trouvé sans vie dans le parc national de Yellowston­e en juin 2017 après avoir fait une chute de 150 mètres. Une semaine plus tard, le corps de Paris Wallace, 52 ans, un pasteur du Colorado était emporté par les eaux violentes du Rio Grande. Le dernier en date se nommait Eric Ashby. Il avait 31 ans, il est mort le mois suivant dans des conditions troublante­s, symbole d’une aventure qui commence à prendre une tout autre tournure. Celui que les médias ont décrit comme un homme obsédé par le trésor était persuadé d’avoir trouvé l’emplacemen­t du butin à quelques dizaines de kilomètres de Colorado Springs, non loin de l’arkansas River. Une rivière aussi belle que mortelle. Eric Ashby a alors demandé à quatre compagnons de l’assurer lors de la traversée de cette dernière. Mais son corps a été emporté par les rapides, et ses quatre amis, étonnammen­t, se sont enfuis sans prévenir les secours. Simple mauvaise réaction ou homicide involontai­re? On retrouvera dans la voiture d’ashby un contrat signé par deux des quatre comparses, stipulant que si le trésor était découvert, 51% du magot finirait dans la poche d’eric Ashby, 49% dans celle des deux autres. Ashby mort et la localisati­on du trésor connue, le 49% devenait 100%. Si la police a penché pour un simple accident, la soeur du défunt, Lisa, elle, bouillonne encore. “Ils auraient dû au moins être accusés de complicité de meurtre, confie-t-elle. Pas une fois ils n’ont cherché à obtenir de l’aide pour mon frère ni même appelé la police pour la prévenir de ce qui se passait. Au lieu de cela, ils l’ont regardé se noyer et ont repris leur vie comme si rien ne s’était passé.”

Toby Younis est accoudé à une table du Range Café, une gargote sur l’une des rares grosses artères de Bernalillo, Nouveau-mexique. “Dix personnes sont mortes en faisant du kayak cette année au Colorado, c’est plus que dans cette quête, relativise cet “expert” de la chasse au trésor de Forrest Fenn. Vous partez chez Mère Nature, évidemment qu’il peut vous

“Il y a des gens qui viennent d’allemagne, du Royaume-uni ou d’australie. C’est une communauté très large avec un peu de tout dedans, des gens normaux, et d’autres… Enfin, vous voyez” Dal Neitzel, chasseur

arriver quelque chose. À vous de faire attention.” Au mois d’octobre dernier, la mort s’est également présentée à lui, mais cette fois par voie postale. “Des gens n’aimaient pas ce que je faisais, et l’un d’eux m’a écrit qu’il allait m’attendre à la sortie de mon bureau afin de me tirer une balle dans la tête, lâche-t-il. J’ai fait une pause après ça. Il y a beaucoup d’émotions dans cette chasse, trop peut-être pour certaines personnes, qui deviennent dangereuse­s.” Lui et son amie Shelley Carney, attablée à côté de lui, ont lancé en 2017 avec succès une chaîne Youtube consacrée au trésor, sur laquelle ils égrènent en live les différente­s théories et bavardent avec des chercheurs. “Les familles de nos chasseurs de trésor sont souvent circonspec­tes. Elles ne comprennen­t pas pourquoi leur mari ou femme perd autant de temps là-dessus, confie Shelley. Si les chasseurs viennent vers nous, c’est parce que nous ne nous moquons pas d’eux, nous ne les prenons pas pour des fous et, surtout, nous ne leur disons pas que tout cela n’est qu’un canular.” Car si la plupart ne veulent pas l’avouer, tous arpentent les États-unis avec cette arrière-pensée en tête: et si tout cela n’était qu’une mauvaise plaisanter­ie? “C’est une question légitime, mais il y a des preuves que le coffre existe. Des photos et des personnes l’ont vu”, avance Toby. Avec Shelley, ils disent qu’ils peuvent répondre à toutes les questions en lien avec la chasse, mais que “vous n’aimerez pas forcément la réponse”. Le dernier à s’être offusqué de leurs propos: Forrest Fenn lui-même. Il n’aurait pas apprécié que le duo mette en doute la possibilit­é d’un dénouement à cette aventure en ayant créé un poème trop personnel. “Si vous n’êtes pas lui, il est presque impossible à décrypter, et il le sait, explique Toby. En réalité, je pense qu’il a envie que des milliers de personnes cherchent encore son trésor pendant des dizaines d’années. Car tant que la chasse existe, Forrest Fenn existe.”

Le vieux cow-boy et les bijoux

La mélodie du téléphone fait s’échapper de ses mains Willie, un jeune caniche blanc. D’un geste las et plein de soupirs, le vieil homme se lève et avance vers son bureau. - Allô, qui est-ce? - Forrest Fenn? Je veux juste une confirmati­on, s’il vous plaît. - Écoutez, je suis occupé, là. - Je suis devant l’eau chaude, dites-moi juste si c’est la bonne. Je sens que je l’ai, tout correspond au poème. - Eh bien félicitati­ons, alors. Rappelez-moi quand vous aurez le coffre. Forrest Fenn raccroche et grommelle jusqu’à son canapé, où Willie ne tarde pas à revenir. La pièce donne l’impression d’être le musée de sa vie. Des vestiges de la culture amérindien­ne amassés au cours d’une longue carrière de collection­neur, des centaines de livres entassés sur les bibliothèq­ues, des crânes de bison. Au centre, gisent sur une table un téléphone noir et un ordinateur avec quelques années au compteur, seuls signes de modernité. “Je reçois chaque jour cinq ou six appels de ce genre, et une centaine de mails, sourit Forrest Fenn. J’ai calculé: depuis le début de la chasse, cela fait environ 350 000 mails.” Si la plupart des chasseurs se veulent bienveilla­nts, d’autres sont plus virulents. Outre Robert Miller, qui débarqua avec sa hache chez Forrest Fenn, Francisco “Paco” Chavez a été condamné en juillet 2018 à trois ans de prison avec sursis pour avoir espionné sa petite-fille, “persuadé qu’elle était le trésor”. Quand l’homme n’accueille pas ces déséquilib­rés avec un fusil chargé, il leur offre un visage fermé et impassible. Il en faudrait plus pour le déstabilis­er. Forrest Fenn a longtemps servi dans l’aviation américaine, “parce [qu’il] n’avai[t] rien de mieux à faire”. Il a survolé l’allemagne en 1958 avec une bombe nucléaire sous son siège, s’est fait canarder “un nombre incalculab­le de fois” a été touché deux fois, au Vietnam et au Laos. Il est revenu de ces guerres comme ces héros parés de médailles, mais dont l’esprit vagabonde encore en enfer. “Disons que certaines choses qui se sont passées là-bas me réveillent encore la nuit, dit-il, évasif. Mais vous ne pouvez survivre si vous continuez de ressasser cela.” À son retour du Vietnam, Fenn se réfugie à Santa Fe afin d’y entamer une carrière de marchand d’art, avec succès. En 1988, nouveau tournant: Fenn, qui a alors 58 ans, apprend que l’un de ses reins est gangréné par un cancer. On lui donne 20% de chances de survivre plus de trois ans. “Des années avant cela, mon père, condamné aussi par un cancer, m’avait appelé un soir pour me dire qu’il allait avaler une cinquantai­ne de pilules

“Fenn veut que des milliers de personnes cherchent encore son trésor pendant des dizaines d’années. Car tant que la chasse existe, Forrest Fenn existe” Toby Younis, “expert” de la chasse

et mourir, raconte Fenn. Il est parti comme il le voulait, et je le souhaitais aussi pour moi.” Il se met alors à idéaliser une mort au pied d’un pin, le regard brouillé par un coucher de soleil planant sur les centaines de conifères, l’estomac gorgé de somnifères. Petite excentrici­té: un coffre, débordant d’or et de bijoux, serait enterré à ses côtés et trouvable grâce à un poème. “J’avais passé de si bons moments dans les Rocheuses que je voulais offrir l’opportunit­é à d’autres personnes de vivre les mêmes choses. Qu’elles quittent leur canapé, leurs écrans et sortent sentir le soleil, explique-t-il. J’ai donc rempli un coffre d’or et de bijoux au point que la personne qui l’ouvrirait s’évanouirai­t sûrement, et j’ai écrit mon poème.” Mais Forrest a survécu. Que faire du coffre? Des années plus tard, un matin d’une journée banale, celui qui est désormais un vieil homme décide de faire de son histoire celle d’un mythe qui prendrait racine “quelque part dans les montagnes au nord de Santa Fe”. Il écrit sa biographie, dans laquelle figure le fameux poème. Puis, après la parution en 2013 d’un article dans Hemisphere­s Magazine, distribué dans tous les vols d’united Airlines, la chasse explose. “Quand je suis retourné à la voiture après avoir caché le trésor, je me suis dit à voix haute: ‘Forrest, est-ce que tu viens vraiment de faire cela?’, et j’ai éclaté de rire, sourit le vieux cow-boy. Jamais je n’aurais pensé que cela prendrait cette ampleur. Je pensais que quelques personnes tenteraien­t leur chance, et que cela se limiterait à des bons moments et des piqûres de moustique. Je me suis visiblemen­t trompé.”

“Le trésor est juste là”

Sacha continue d’inspecter le sol terreux. Elle découvre, çà et là, des empreintes de loup, mais les marques des deux personnes qui suivaient son sentier ont disparu subitement à une intersecti­on, comme si elles-mêmes tâchaient de ne pas laisser de traces derrière elles. “Je ne comprends pas”, soupiret-elle, inquiète. Ces derniers temps, Sacha est souvent inquiète. Il n’y a pas si longtemps, lors d’une expédition, elle est tombée nez à nez avec un homme louche. “Il s’est arrêté devant moi et m’a dit: ‘Bonjour, Sacha’, puis il est parti, tremble-t-elle encore. Je suis restée figée, je ne l’avais jamais vu de ma vie et je ne le connaissai­s pas. Comment connaissai­t-il mon nom? Et qu’est-ce qu’il faisait ici, dans ce coin perdu du monde?” Depuis, elle affirme rouler avec son flingue posé sur le siège passager et le déverrouil­ler à l’instant même où elle se gare. Avant chaque départ, elle prévient également un proche de sa destinatio­n.

Dévalant la pente d’un pas sûr, elle s’arrête net devant une rivière au courant déchaîné. Elle montre du doigt le talus peuplé de sapins dégarnis par le soleil, situés sur l’autre bord. “Le trésor est juste là, fanfaronne-t-elle. J’ai les neuf indices et cette putain de rivière me sépare de lui pour le moment.” Dès que les neiges auront fini de fondre, ditelle, la rivière se calmera, et elle ira récupérer son butin. Puis, elle s’évapora sans rien dire à personne, si ce n’est à Fenn.

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 ??  ?? Sacha Johnston fait une pause à l’ombre, dans le nord du Nouveau-mexique.
Sacha Johnston fait une pause à l’ombre, dans le nord du Nouveau-mexique.
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 ??  ?? Forrest Fen chez lui, à Santa Fe, avec son chien Willie.
Forrest Fen chez lui, à Santa Fe, avec son chien Willie.

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