Society (France)

Guillermo Arriaga face à son pays

Dans Le Sauvage, l’écrivain mexicain Guillermo Arriaga revient dans le quartier de Mexico où il a grandi, à travers le regard d’un enfant qui assiste à la disparitio­n de tous ses proches. L’occasion pour le scénariste d’amours chiennes d’ausculter son pay

- – JOACHIM BARBIER

Dans Le Sauvage, l’écrivain mexicain revient dans le quartier de Mexico où il a grandi, à travers le regard d’un enfant qui assiste à la disparitio­n de tous ses proches. L’occasion pour lui d’ausculter son pays.

quoi ressemblai­t le quartier où vous

avez grandi? C’était un endroit schizophré­nique. D’un côté, c’était très calme, tu pouvais élever tes enfants sans qu’il ne t’arrive jamais rien, et de l’autre, le côté sombre, il y avait des endroits extrêmemen­t violents. À chaque fois que j’étais attiré par le côté sombre, je me créais des ennuis. Comme je suis atteint de TDAH (trouble de déficit de l’attention, ndlr), je n’avais aucun sens du danger. Et puis, à 13 ans, je mesurais déjà 1,87 mètre, donc j’étais le gars costaud auquel tout le monde voulait se mesurer. Les mecs plus âgés, de 20 ou 25 ans, voulaient me tabasser. Ils n’avaient pas besoin de bonnes raisons. C’est le souci avec ce genre de violence ; c’était purement gratuit, pour l’amour et l’attrait de la violence. Même si aujourd’hui, je suis content d’avoir des balafres sur mon corps, des coups de couteau, de savoir comment planquer une lame dans la manche de ma chemise. Tout cela me donne des choses crédibles à raconter.

Le Mexique actuel ressemble-t-il encore à celui de votre jeunesse? Rien à voir, mais je crois plus globalemen­t que le monde dans lequel j’ai grandi n’a rien à voir avec le monde d’aujourd’hui. Dans les années 60, il y avait quand même beaucoup moins d’inégalités. C’est étrange, parce que la moitié du monde vit dans un état de violence, notamment sociale –la faim est une violence, avoir un salaire modeste est une violence, ne pas avoir d’opportunit­és

ou de chances en raison de tes origines est une violence–, tandis que l’autre moitié est obsédée par la race de son chien ou la marque de son vélo. Quand tu vois ça, tu te demandes: ‘Mais putain, qu’est-ce qui se passe?’

Quel regard portez-vous sur l’évolution de la violence sociale dans votre pays? L’alena (accord de libre-échange nord-américain, entré en vigueur en 1994, ndlr) a été d’une violence extrême. En trois mois, toute notre agricultur­e a été détruite. À cause des accords de libre-échange avec les États-unis et le Canada, le prix du sorgho a plongé et les récoltes des paysans, d’un coup, n’ont plus rien valu. Depuis, qu’estce qui leur reste comme option? Émigrer aux États-unis ou être enrôlés par les organisati­ons criminelle­s. Le Mexique n’était pas ce pays dans ma jeunesse. La violence d’aujourd’hui, pour moi, relève de notre désir de rejoindre un monde qui ne nous appartient pas.

C’est-à-dire? On s’entretue pour livrer de l’héroïne ou de la cocaïne aux Américains.

Donald Trump demande au Mexique d’arrêter de vendre de la drogue aux Étatsunis… Oui, eh bien que les Américains commencent par arrêter de vendre des armes au Mexique, d’inonder de dollars ce marché, de consommer de la drogue! Un kilo de marijuana à Ciudad Juarez coûte 1 000 dollars. Le même kilo coûte entre 7 000 et 12 000 dollars aux Étatsunis. Donc, qui fait des profits? Ce sont les Mexicains ou les Américains?

Vous êtes devenu célèbre aux États-unis et dans le monde entier après avoir écrit Amours chiennes, le film réalisé par Alejandro Gonzalez Iñárritu. Vingt ans plus tard, Alfonso Cuaron vient de recevoir, toujours aux États-unis, l’oscar du meilleur réalisateu­r pour Roma. Pourquoi le cinéma mexicain est-il autant dans la lumière en ce moment, selon vous? Je vais le dire de la façon la plus humble possible: Amours chiennes a changé l’équation. Avec ce film, on a découvert que nos histoires possédaien­t la même dimension universell­e que dans d’autres pays de cinéma. Parce que qu’estce que je raconte dans Amours chiennes? Simplement l’histoire de mon quartier et de ma jeunesse. Et c’est devenu un film qui a été vendu dans 150 pays. L’année avant Amours chiennes, on ne produisait plus que sept films par an au Mexique –un pays de 120 millions d’habitants. Le cinéma mexicain avait presque disparu. Aujourd’hui, on en produit 200 chaque année, dont 140 fictions. Au point que si je veux tourner un film au Mexique, je dois le prévoir un an à l’avance parce que sinon, je n’aurai aucun technicien de disponible. C’est incroyable, on a retrouvé une industrie.

Votre nouveau livre, Le Sauvage, parle beaucoup de chasse. Vous chassez vousmême? Oui. Les daims. Mais maintenant, je ne chasse plus qu’avec un arc et des flèches. Je pars pour au moins quinze jours et je me perds dans le désert. On fait partie d’une espèce qui chasse, on est des prédateurs et on fait aussi partie de la nature. Il faut qu’on le reconnaiss­e.

Donc vous chassez pour retrouver ce qui vous reste de votre animalité? Non. C’est le moment où je me sens le plus humain, au contraire. Parce que je comprends qui je suis et d’où je viens. On vit dans des sociétés d’aliénation. On ne sait même pas d’où vient notre nourriture. Moi, je sais d’où elle vient. Je sais ce que prendre une vie veut dire, combien c’est douloureux et choquant. Quand je vais au restaurant, je ne laisse jamais de viande ou de poisson. Ces animaux sont morts, pourquoi est-ce que je gâcherais ce sacrifice en laissant une partie de leur chair? Même si je n’ai plus faim, je me force à finir. Je sais d’où cela vient. Et cela me rend humble. La chasse rend humble. Tu passes quinze jours dans le désert à attendre qu’un animal apparaisse et en quelques secondes, il a disparu. Une fois, j’ai amené ma fille et elle m’a dit: ‘Ouah, papa, c’est ingrat la chasse à l’arc.’ Oui, c’est ingrat: tu te lèves à 4h, il gèle, tu passes ton temps à épier un animal et la plupart du temps, tu ne vois rien ni personne.

Après toutes ces années, vous voyez des obsessions dans votre oeuvre? Bien sûr. Mais je n’ai aucune idée d’où elles proviennen­t. Un jour, un gars qui faisait sa thèse sur mes livres m’a demandé: ‘Pourquoi il y a toujours des amputation­s dans votre oeuvre?’ Je lui ai répondu: ‘T’es sûr de ça?’ Il a commencé à me lister tous les nouvelles dans lesquelles des gens subissent des amputation­s. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a des événements récurrents: il y a toujours des histoires de couples illégitime­s et des accidents de voiture. Je n’ai pas d’explicatio­n.

Vous n’avez jamais cherché à savoir d’où cela venait? Non. Je n’irai jamais voir de psy. J’adore ma vie. Je viens de loin et là, je me promène à Paris, Amsterdam, en Allemagne, pour parler de mon livre. Je voulais écrire des livres, réaliser des films. C’est ce que je fais. Et je suis toujours publié, 20 ans après. C’est un boulot très solitaire et dur –pour écrire ce livre, j’ai perdu quatorze kilos. Et après, une fois que c’est terminé, tu ne sais pas ce que les gens en font. Il faut aussi être fort quand tu reçois une critique en pleine figure. Ça peut faire mal, mais comme je viens de la rue, j’ai grandi avec ce sens de la riposte. Tu me tapes, je vais taper plus fort. Et il n’y a rien de plus beau que de faire la démonstrat­ion que les critiques étaient vaines. C’est tellement bon!

Lire: Le Sauvage, de Guillermo Arriaga (Fayard)

“Un kilo de marijuana à Ciudad Juarez coûte 1 000 dollars. Le même kilo coûte entre 7 000 et 12 000 dollars aux États-unis. Donc, qui fait des profits? Ce sont les Mexicains ou les Américains?”

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