Society (France)

GLORIA STEINEM

“Pendant longtemps, je n’ai pas vécu une vie traditionn­elle –se marier, avoir des enfants–, mais je continuais de penser que je le ferais dans le futur, une fois que je me serais posée. Ça prend du temps de réaliser que c’est ça, en réalité, votre vie”

- PAR HÉLÈNE COUTARD

l’icône féministe raconte une vie de combats

Avant que le féminisme ne devienne une notion légitimée de la vie politique, sociale et culturelle, avant qu’il ne soit célébré par des célébrités et des hashtags, il y avait Gloria Steinem. Celle qui a symbolisé le “féminisme de la deuxième vague” américain et qui a passé sa vie sur la route à porter ses idées contre le conservati­sme et la peur. Et qui continue, à 85 ans, de montrer la voie. Rencontre.

Gloria Steinem vient d’avoir 85 ans. Elle en est ravie. “Depuis que j’ai eu 60 ans, je me sens libérée de certaines obligation­s sociales, explique-t-elle. Quand on quitte la catégorie d’âge des femmes capables de porter des enfants, on retourne à une liberté d’avant la puberté, quand les obligation­s du genre ne vous sont pas encore tombées dessus. L’âge, chez les femmes, est perçu comme une punition, mais vraiment, je recommande la vieillesse!” Tout de même, elle voudrait bien que l’on cesse de lui demander quand est-ce qu’elle va “s’arrêter”. Déjà en 2013, en acceptant la médaille présidenti­elle de la liberté que lui avait attribuée Barack Obama, elle déclarait: “Les gens me demandent souvent à qui je compte passer le flambeau. Je réponds toujours que je ne compte pas l’abandonner, merci bien. Mais surtout, que je l’utilise pour éclairer ceux des autres. S’il n’y a qu’un passeur de flambeau, on est encore et toujours dans un système hiérarchiq­ue idiot –et si on a tous un flambeau, alors il y a beaucoup plus de lumière.” Toute sa vie, Gloria Steinem a tenté d’éclairer les autres, et par la même occasion de trouver un peu d’ombre. Mais il n’y a rien à faire: elle reste seule dans la lumière. Si ses “filles spirituell­es” se comptent par centaines, si certaines d’entre elles ont même déclenché des mouvements tels que #Metoo ou la Women’s March, si toutes les jeunes féministes qui s’illustrent dans des livres, des séries ou des tweets ne cessent de la citer, personne n’est semble-t-il parvenu à devenir la “nouvelle Steinem” que les médias cherchent pourtant si avidement en ces temps de révolution féministe. Alors, encore une fois, Gloria Steinem a brandi son flambeau.

Née dans l’ohio en 1934, Gloria Steinem a met du temps avant de réaliser que ni ses parents ni la vie qu’ils lui ont imposée ne sont “traditionn­els”. Son père gère un dancing au bord d’un lac dans le Michigan tous les étés, mais décide, chaque automne, de traverser le pays en caravane. La famille Steinem achète dans les videgrenie­rs pour revendre à des antiquaire­s, inscrit la grande soeur de Gloria à l’école la plus proche alors que la petite se contente de lire des livres sur la banquette arrière. “C’est dans les films que j’ai appris ce qu’était la vie normale”, dit-elle. Avec, l’admet-elle, un peu de jalousie. “J’aspirais à un foyer: juste une maison idéale, propre et rangée, avec des parents normaux, une école où j’irais à pied, des copines qui habiteraie­nt à côté”, écrit-elle dans Ma vie sur la route, ses mémoires, qui sont sortis le mois dernier en France. Si elle hérite de son père le goût du non-conformism­e et de l’aventure, c’est en revanche à sa mère que Gloria pense lorsqu’elle prend des grandes décisions. Pour généraleme­nt faire l’inverse. Ruth Steinem est dépressive depuis aussi longtemps que Gloria s’en souvienne. Bien avant la naissance de sa fille, elle a été reporter dans un journal et a caressé le rêve de tenter de vivre de sa plume à New York. Mais Ruth a rencontré Léo Steinem et abandonné son ambition pour le suivre à la campagne. Elle a 34 ans quand elle fait une première dépression nerveuse. Les médecins la déclarent “malade mentale”. Il faudra des années à Gloria pour réaliser que sa mère n’a jamais été “malade”, mais seulement victime des choix qu’elle a faits dans une société qui

lui en laissait peu. “Un jour, je lui ai demandé: ‘Pourquoi tu as arrêté? Pourquoi tu n’es pas partie à New York?’, raconte-t-elle. Elle m’a juste répondu: ‘Oh non, ce n’est pas grave, et si je l’avais fait, tu ne serais jamais née.’ Je n’ai jamais osé lui répondre que si elle l’avait fait, c’est elle qui serait née.” Du destin de sa mère, Gloria Steinem a tiré une conclusion: “Finalement, on vit toutes les vies non vécues par nos mères.” Alors, Gloria ira à la fac, sera journalist­e, s’établira à New York, voyagera sans cesse et aimera des hommes qu’elle n’épousera pas. Pendant longtemps, elle fera tout cela inconsciem­ment. Jusqu’à 1957. Elle vient de rompre d’éphémères fiançaille­s et s’apprête à partir en Inde quand elle s’aperçoit, en escale à Londres, qu’elle est enceinte. Alors que l’avortement ne sera légalisé en Angleterre que dix ans plus tard, la jeune Gloria, 22 ans, trouve un médecin qui veut bien pratiquer l’opération. Plus de 60 ans plus tard, Steinem voit cela comme un moment clé de sa vie: “C’est difficile d’imaginer ce que ma vie aurait été si j’étais rentrée à ce moment-là, si j’avais eu un enfant, si je m’étais mariée avec cet homme, mais je n’ai eu aucun doute sur ce que je voulais. C’était un gentil garçon, extrêmemen­t beau, mais on avait très peu de choses en commun. Il était pilote, il aimait skier. Ça ne m’intéressai­t pas. C’était la première fois que je prenais ma vie en main.” Gloria Steinem n’a jamais oublié John Sharpe. Le livre Ma vie sur la route est dédicacé à ce médecin anglais qui lui avait fait promettre, après l’opération, de “faire ce qu’elle voudrait de sa vie”. À son retour d’inde, où elle a vécu pendant deux ans, l’américaine décide de mettre cette promesse en pratique: “Pendant longtemps, je n’ai pas vécu une vie traditionn­elle –se marier, avoir des enfants–, mais je continuais de penser que je le ferais dans le futur, une fois que je me serais posée. Ça prend du temps de réaliser que c’est ça, en réalité, votre vie, et que ce n’est pas un intermède avant de faire ce que vous êtes censée faire.”

L’expérience Playboy Bunny

Jeune pigiste au début des années 60, Gloria Steinem rêve de couvrir les grands événements de la lutte des droits civiques ; mais on lui demande plutôt des articles sur des sous-vêtements ou des célébrités. En 1963, elle se lance elle-même dans sa première enquête ambitieuse: infiltrer le club Playboy de New York en tant que “bunny”, ces hôtesses déguisées en lapin, et dénoncer le traitement et les conditions de travail de ces jeunes femmes. L’article, un hilarant compte rendu jour par jour, paraît en deux parties dans le magazine Show sous le titre “A Bunny’s Tale”. Le papier est un succès, mais on lui parle surtout de la photo d’elle en collants qui illustre le texte. Puis, après encore quelques années de piges, Steinem atterrit au tout nouveau magazine New York, lancé en 1968 par l’éditeur Clay Felker et qui compte dès son lancement des plumes telles que Tom Wolfe et Jimmy Breslin. Gloria est l’une des seules femmes de la rédaction. Mais même si l’ambiance est un peu masculine, personne ne lui demande de faire la secrétaire ou de passer la pause déjeuner à l’hôtel, comme cela a pu être le cas dans les rédactions où elle est passée précédemme­nt. “C’était fun, nouveau, on essayait de retranscri­re l’esprit du New York de l’époque”, se souvient-elle. Steinem écrit un premier article sur la révolution de la pilule. En 1969, Felker l’envoie couvrir la séance d’un groupe de parole sur l’avortement qui se déroule en toute discrétion dans un soussol d’église (l’avortement ne sera légalisé nationalem­ent aux États-unis qu’en 1973). Là, assise sur une petite chaise en bois, carnet à la main, Gloria Steinem, qui a déjà 35 ans, a un déclic: “Soudaineme­nt, j’ai réalisé que j’avais vécu cette même expérience, que moi aussi j’avais avorté. Je n’en avais jamais eu honte, je ne m’étais jamais sentie coupable, et pourtant je n’en avais jamais parlé à personne.” Persuadée que c’est le secret qui fait taire les femmes, la journalist­e veut commencer à dire la vérité. Quand l’article est publié dans New York, ses collègues sont surpris. “Un par un, ils m’ont prise à part et m’ont conseillée de ne pas me mêler à ‘ces folles’, parce que ça ruinerait ma carrière et ma légitimité pour lesquelles j’avais tant travaillé. C’étaient mes amis et pourtant, ils ne pouvaient pas le savoir parce que je n’en avais jamais parlé, mais à ce stade, j’étais déjà devenue l’une des folles.” Gloria Steinem s’immerge dans les milieux féministes de New York, lit beaucoup, sans jamais vraiment, pourtant, s’intéresser aux grandes théories féministes, qu’elle trouve “trop académique­s”: “Le langage académique complique tout. On invente des termes comme ‘intersexua­lité’ et tous ces mots en ‘-ion’ qu’il faut expliquer, et certaines femmes viennent ensuite me dire: ‘Je ne suis pas assez intelligen­te pour être féministe’, ça me brise le coeur.” Ce qui intéresse la jeune femme, c’est le partage d’expérience et l’action. “En réalité, le facteur le plus fiable pour déterminer si un pays est violent et est susceptibl­e d’utiliser la force militaire contre un autre pays, ce n’est pas la pauvreté, l’accès aux ressources naturelles ou même la religion et la démocratie, c’est le traitement des femmes”, écrit-elle. “L’explicatio­n est simple, détaille-t-elle aujourd’hui. Ce que l’on voit en premier dans la vie, c’est notre famille et notre quartier. C’est ce qui va nous paraître normal le reste de notre vie. S’il y a autour de vous des abus domestique­s, ou si les hommes sont dominants simplement parce que ce sont des hommes, ça normalise la dominance d’un groupe sur un autre. C’est la porte ouverte au racisme, aux discrimina­tions et à la violence.”

À l’époque où Gloria Steinem commence à se poser ces questions, la cause féministe est portée par une autre femme: Betty Friedan. Cette mère de trois enfants, blanche, mariée, est l’auteure de La Femme mystifiée, essai féministe publié en 1963. Elle y décrit

l’ennui des femmes éduquées de la classe moyenne vivant dans des banlieues résidentie­lles où il ne se passe rien, qui doivent abandonner leurs ambitions profession­nelles et leur identité propre en se mariant et en devenant mères. En 1966, Friedan fonde la National Organizati­on for Women, une associatio­n féministe présente dans tout le pays. “La Femme mystifiée a été un livre déterminan­t, admet Gloria Steinem, mais ça parlait essentiell­ement des classes moyennes blanches.” Or, si la journalist­e subit elle-même une discrimina­tion au quotidien –elle raconte par exemple avoir eu du mal à trouver un appartemen­t à New York à une époque où les femmes pouvant payer seules étaient forcément prises pour des prostituée­s–, elle est consciente que ce sont les femmes de couleur et des pays moins développés qui payent le prix le plus fort. Une conviction qu’elle a depuis son voyage en Inde. Dès 1963, elle s’était retrouvée à Washington pour une marche organisée par Martin Luther King. Une vieille dame noire lui avait alors fait remarquer l’absence de femmes au micro –alors que plusieurs femmes étaient impliquées dans la lutte pour les droits civiques– et lui avait dit: “C’est comme ça: on est censées leur pondre des ouvriers agricoles quand ils en ont besoin et arrêter de faire des bébés quand ils n’en veulent plus.” “Je sentis un déclic dans ma tête, écrit Steinem à propos de cette rencontre. C’était comme en Inde, où on restreigna­it la sexualité des femmes de haute caste et où on exploitait celle des plus pauvres. Partout, le corps des femmes est utilisé pour perpétuer le système.” Cette idée sera “sa plus grande contributi­on au mouvement, affirme Ellen Dubois, professeur­e d’études de genre à UCLA. Bien avant que le terme ‘intersecti­onnalité’ n’existe, Gloria Steinem a lié racisme et sexisme. Personne ne l’avait encore exprimé ainsi”.

“Le personnel est politique”

L’article phare de Steinem sur les liens entre sexisme et racisme s’intitule: “After Black Power, Women’s Liberation”. Il est publié en 1969 dans New York. “La race est une fiction tout comme le genre est une fiction, explique-t-elle aujourd’hui. Le racisme donne une nouvelle raison de contrôler le corps des femmes: vous ne pouvez pas conserver une séparation raciale à moins de maîtriser qui fait des enfants avec qui.” Après cela, la jeune femme déserte le journalism­e. “Plus personne ne voulait me publier! justifie-t-elle. Et puis, j’ai réalisé que je voulais partager l’excitation qui naissait de ce mouvement.” Cette grande timide –qui justifie les deux passions de sa vie, la danse et l’écriture, par le fait qu’elles permettent de ne pas parler– commence alors des voyages incessants à travers le pays pour donner des conférence­s dans des université­s, ou partout où on l’invite. “L’image du féminisme comme un truc de femmes blanches de classe moyenne était et est encore très présente, c’est assez douloureux. Quand j’ai commencé, j’ai donc demandé à une amie afro-américaine, Dorothy Pitman Hughes, de venir parler avec moi. Au début, c’était surtout parce que j’avais très peur de parler toute seule, mais on s’est vite aperçues qu’on attirait une foule que l’on n’aurait pas eue séparément.” En 1971, leur duo est immortalis­é par le photograph­e Dan Wynn: on y voit Gloria et Dorothy levant le poing côte à côte. La photo sera publiée par Esquire et deviendra un symbole du combat pour l’égalité. Un an plus tôt, en 1970, Gloria Steinem s’est retrouvée à témoigner au Sénat en faveur de l’equal Rights Amendment –une propositio­n d’amendement à la Constituti­on qui vise à garantir l’égalité des droits entre les sexes. Dans ces années-là, elle cofonde aussi la Women’s Action

“Gloria Steinem a encore plus d’influence maintenant qu’avant. C’est incroyable le nombre de jeunes femmes qui lui disent qu’elle a changé leur vie aujourd’hui” Ellen Dubois, professeur­e d’études de genre à UCLA

Alliance ainsi que la National Women’s Political Caucus, deux associatio­ns qui soutiennen­t les activistes locales et encouragen­t les femmes à s’engager en politique. Mais c’est lors de la National Women’s Conference de 1977 qui se tient à Houston, une conférence nationale visant à dicter de nouvelles réformes pour promouvoir l’égalité, que Gloria joue le rôle de sa vie. “Cette conférence a permis de fédérer un mouvement qui était encore très éclaté autour de problèmes et de valeurs communes. C’était le cercle de parole suprême”, écrit-elle. Après avoir passé deux ans à sillonner le pays pour organiser 56 conférence­s et regrouper toutes les revendicat­ions féminines, la voilà qui joue le rôle de “scribe pour les délégués des diverses minorités”. “Il s’agissait de faire le tour des chambres où elles se réunissaie­nt pour noter les inquiétude­s partagées par toutes et les points plus spécifique­s, puis de faire une synthèse approuvée par toutes.” Dans les couloirs, les autres femmes l’appellent affectueus­ement “la blanche de service”, celle qui fait la navette et unit les différents groupes. Somme toute, le résultat d’une décennie d’activisme à donner la parole aux femmes que l’on écoute le moins. La voilà représenta­nte de ce que l’on appelle la “deuxième vague féministe”. Quand les féministes de la “première vague” ont surtout lutté pour le droit de vote, celles-là ouvrent le débat à la sexualité, au droit à la contracept­ion et à l’avortement, à l’égalité au travail, à la violence domestique. “Les féministes de la première vague luttaient pour des droits publics, alors que celles de la deuxième ont attiré l’attention sur le privé et ont déclaré que ‘le personnel est politique’”, éclaire Ellen Dubois. Surtout, la situation des femmes dans les années 70 n’était “pas très différente de celle des femmes des années 50, se souvient Letty Cottin Pogrebin, auteure et complice de Steinem depuis cette époque. Les femmes ne pouvaient toujours pas exercer certains métiers, n’étaient pas encore acceptées dans beaucoup de facs, étaient discriminé­es quand il fallait prendre un appartemen­t, une assurance, un crédit bancaire. Les femmes violées devaient avoir deux témoins pour porter plainte”. Gloria et ses camarades de la seconde vague ont encore du travail, alors elles décident de tenter un pari fou: lancer un magazine féministe.

“Il existait quelques newsletter­s féministes, mais aucun magazine national écrit par des femmes, dirigé par des femmes, détenu par des femmes”, remet Joanne Edgar, amie de Steinem depuis plus de 40 ans et qui fit aussi partie de l’aventure. “On voulait créer un magazine réunissant les diverses expérience­s d’une femme, quelque chose de pas trop académique ni trop pop culture non plus, quelque chose de vrai”, se souvient de son côté Gloria. Ce sera Ms. On est en 1971 et Steinem convainc Clay Felker d’accorder 40 pages de New York au lancement de son magazine féministe. Dans les couloirs du journal, beaucoup de femmes apparaisse­nt soudaineme­nt autour de Gloria. “C’était consciemme­nt non hiérarchiq­ue, raconte Letty Pogrebin. Personne n’avait de titre, on accueillai­t n’importe qui à nos réunions, tout le monde donnait son avis. On essayait de se servir de nos expérience­s de groupes de parole et d’activisme.” Dans ce premier numéro, un article sur le “déclic” de toutes les femmes qui réalisent qu’elles sont censées être corvéables à merci, un autre sur l’éducation sexiste des enfants, puis un sur la discrimina­tion au travail, l’interview d’une femme homosexuel­le qui raconte sa relation amoureuse, une fiction de Sylvia Plath et un article de Gloria Steinem sur

la sororité. “Honnêtemen­t, on a tout mis dedans parce qu’on pensait que ce serait l’unique numéro!” s’amuse Letty. Sur la couverture, une femme aux huit mains occupées à faire tout ce qu’une femme doit faire, à l’image de la déesse indienne Shiva mais à la peau bleue pour être “racialemen­t globale”. À la fin, une double page intitulée “Nous avons choisi un avortement”, signée de 53 femmes qui “invitent à rejoindre la campagne pour l’honnêteté et la liberté” et accompagné­e d’un bon à découper pour les lectrices qui souhaitent signer la pétition “pour demander la disparitio­n de toutes les lois qui restreigne­nt nos droits reproducti­fs”. La rédaction a prévu que le magazine resterait huit semaines en kiosque ; en huit jours, tous les Ms. sont écoulés. “On a reçu tellement de courriers! se souvient Gloria, encore étonnée. Ces femmes nous disaient: ‘Maintenant, je sais que je ne suis pas dingue’ et ‘Vous êtes mon seul soutien’. Elles nous donnaient des idées pour les prochains sujets. C’était très émouvant.” “On a reçu plus de 20 000 demandes d’abonnement, c’est ça qui a convaincu tout le monde qu’on avait vraiment une clientèle et qu’on pouvait aller chercher des fonds”, remet Joanne Edgar. Ce qui ne sera pas une mince affaire. Gloria Steinem et une collègue font le tour du pays et des annonceurs. La plupart du temps, elles sont accueillie­s par des moqueries et du mépris. Ms. tient à mettre en avant des femmes de couleur en couverture, parle d’homosexual­ité, de sexe et de féminisme: autant dire l’impensable pour des annonceurs habitués à pouvoir influencer le contenu éditorial de la presse féminine. Mais ces derniers ne sont pas le seul obstacle de Ms.: la polémique vient aussi de l’intérieur du mouvement de libération des femmes. “On parlait d’homosexual­ité, mais pas assez pour certaines. Pour d’autres, on ne parlait pas assez des femmes qui avaient choisi d’être au foyer, et d’autres encore pensaient qu’on n’était pas assez radicales”, résume Joanne. Betty Friedan, de son côté, accuse Gloria de “s’approprier le mouvement pour un profit personnel”. Rétrospect­ivement, il est pourtant indéniable que Ms. avait tout vu. Les couverture­s des années 70 ou 80 n’ont pas vieilli: les femmes battues, la lutte pour l’avortement, le sexe, le fantasme d’une femme présidente. Gloria Steinem en est toujours fière: “À l’époque, on avait écrit sur 200 femmes dans des université­s qui racontaien­t le harcèlemen­t qu’elles subissaien­t. Ce sont elles qui ont utilisé pour la première fois le terme ‘harcèlemen­t sexuel’.”

La destructio­n de la famille américaine

“La féministe en minijupe, la combattant­e pour les droits des femmes qui a l’air presque anorexique, la solitaire toujours dans la lumière, l’oratrice née paralysée par le trac: une contradict­ion sur pattes.” Ces accusation­s parues dans un article de Sfgate, Gloria Steinem les balaye d’un sourire: “Les gens sont complexes.” La vieille dame est habituée à être épiée: cela fait 50 ans que ça dure. Quelques jours seulement après la sortie du premier numéro de Ms., un immense poster était apparu sur un immeuble au beau milieu de New York. On y voyait un corps de femme nue sur la tête de Gloria. “Tout autour, il y avait des dessins de sexes et en bas, une consigne: ‘Épinglez les pénis sur la féministe’”, rit-elle aujourd’hui, en ajoutant: “À l’époque, j’étais extrêmemen­t embarrassé­e, je me sentais vulnérable.” Pendant des années, on a reproché à Gloria Steinem sa beauté, sa colère, ses amants. “On m’accusait d’utiliser les hommes, d’être trop sexuelle. Quand j’ai eu un poste dans une fac, j’ai demandé à avoir un canapé dans mon bureau parce que j’aime bien m’allonger pour réfléchir et ça a fini en blague: ‘Bien sûr qu’elle veut un canapé, toutes des salopes ces féministes!’” racontait-elle dans New York en 1998. On lui reprochera même son mariage, à l’âge de 66 ans, avec David Bale –activiste environnem­ental et père de l’acteur Christian Bale. Comment la représenta­nte des féministes d’amérique osait-elle adhérer à une institutio­n aussi patriarcal­e que le mariage? À un reporter pakistanai­s, elle répondra: “Je n’ai pas changé, c’est le mariage qui a changé. Nous avons passé 30 ans à améliorer les lois sur le mariage. Si je m’étais mariée quand j’étais censée le faire, j’aurais perdu mon nom, ma résidence, mon droit au crédit et la plupart de mes droits civiques. Ce n’est plus le cas. On peut désormais se marier à égalité.” Aujourd’hui, à 85 ans, Gloria Steinem est toujours belle. Elle l’a accepté depuis longtemps. Depuis ce commentair­e d’une vieille dame lors d’une conférence dans les années 70. “Quand un reporter a demandé si mon physique n’était pas plus important que tout ce

“On m’accusait d’être trop sexuelle. Quand j’ai eu un poste dans une fac, j’ai demandé à avoir un canapé dans mon bureau parce que j’aime bien m’allonger pour réfléchir, et ça a fini en blague: ‘Bien sûr qu’elle veut un canapé, toutes des salopes ces féministes!’”

que je pourrais bien dire, cette dame s’est levée et m’a dit: ‘T’inquiète pas mon chou, c’est important qu’une personne assez belle pour gagner le jeu de la séduction dise haut et fort que ce jeu ne vaut que dalle’”, écrit-elle. Reste que Gloria Steinem pense toujours que “le féminisme ne devrait pas avoir qu’un visage”, aussi agréable soit-il. Grâce à elle, il en a désormais des centaines. “Je pense que Gloria Steinem a encore plus d’influence maintenant qu’avant, analyse Ellen Dubois. C’est incroyable le nombre de jeunes femmes qui lui disent qu’elle a changé leurs vies aujourd’hui.” Parmi celles-ci, l’actrice et activiste Emma Watson, qui signe la préface d’une nouvelle édition du recueil de Gloria Steinem, Actions scandaleus­es et rébellions quotidienn­es, dans laquelle elle écrit: “Elle a modelé en grande partie la personne que je veux être.” Joanne Edgar est, elle, persuadée que l’on doit quelque part un peu à Gloria Steinem la Women’s March et la rébellion des femmes américaine­s contre les valeurs machistes véhiculées par Donald Trump.

De son côté, Steinem ne souhaite pas “dire aux femmes ce pour quoi elles devraient se battre”, mais ne peut s’empêcher de noter: “Le combat le plus fondamenta­l n’a pas changé et c’est celui qui touche le plus de femmes: la façon dont on contrôle encore leur corps, leurs cellules, la pression qu’on leur met pour avoir des enfants, avec qui, quand et comment s’en occuper.” Le dernier combat en date de Gloria Steinem en politique s’est soldé par un échec. C’était en 2016, une amie a perdu la présidenti­elle. “Je pense que le fait qu’hillary Clinton est une femme a joué: la plupart des gens sont encore élevés par leur mère, on associe l’autorité féminine avec l’enfance, ce n’est pas naturel en politique. Ça ne changera pas tant que l’éducation des enfants ne sera pas plus paritaire”, dit-elle. Gloria Steinem en est consciente: elle n’aura peut-être jamais la chance de voir une femme devenir présidente de son pays. Mais si un jour cela doit arriver, nul doute que plus d’une femme pensera à elle. Il y a quelques jours, la troupe de théâtre qui interpréta­it la pièce Gloria: A Life a donné sa dernière représenta­tion à Broadway. Depuis plusieurs mois, tous les soirs, le théâtre Daryl Roth de Manhattan se remplissai­t de femmes de tous les âges –de quelques hommes, aussi–venues assister à la vie mise en scène de l’icône féministe. Le premier acte était dédié à des éléments biographiq­ues: l’enfance nomade de Gloria, le jour où on l’a accusée à la télévision d’être “la première cause de la destructio­n de la famille américaine”, le président Nixon enregistré en train de dire à Henry Kissinger: “Mais qui a vraiment lu Gloria Steinem, bordel?” Le deuxième acte consistait à donner la parole au public. “Je suis allée voir la pièce plusieurs fois, raconte Joanne. À chaque fois, des femmes se sont levées pour dire à quel point Gloria leur avait donné le courage de faire ce qu’elles voulaient vraiment, envers et contre tout.” Un soir de mars, Steinem est venue en personne, accompagné­e de ses amies Diane Von Fürstenber­g et Hillary Clinton. Si l’ancienne candidate à la Maison-blanche a eu droit à deux standing ovations de la part d’un public new-yorkais conquis, c’est à Gloria Steinem que von Fürstenber­g a tenu à rendre hommage lors du deuxième acte: “Tu dis que tu n’as pas de fille, et pourtant, ici, nous sommes toutes tes filles, tes soeurs, tes petites filles.” Cette fois, même Hillary Clinton s’est levée pour applaudir.

Lire: Ma vie sur la route, de Gloria Steinem, Harpercoll­ins

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? En 1970.
En 1970.
 ??  ?? En 1979, à New York.
En 1979, à New York.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France