Miami Vice
Ils ont été condamnés, ont purgé leur peine et sont sortis de prison. Mais la société ne veut toujours pas d’eux et tente de les repousser aux frontières de l’état. En Floride, les criminels sexuels sont, depuis quelques années, réduits à l’état d’intouchables.
Ils ont été condamnés, ont purgé leur peine et sont sortis de prison. Mais la société ne veut toujours pas d’eux et tente de les repousser aux frontières de l’état. Bienvenue en Floride, où les criminels sexuels sont, depuis quelques années, réduits à l’état d’intouchables et contraints à devenir SDF.
Sur les terrasses des immeubles Art déco d’ocean Drive, à Miami Beach, des équipes de serveurs composées d’un humain et d’un perroquet proposent des verres à cocktail géants dans lesquels des bouteilles de Corona se croisent comme des épées. Les clients descendent de Ferrari aux couleurs criardes et passent sans un regard devant les marches sur lesquelles se déversa, un jour de 1997, la cervelle de Gianni Versace, assassiné par le tueur en série Andrew Cunanan. Parfois, ils remontent en voiture et poussent jusqu’à Little Havana, le quartier vers lequel on dirige les touristes en quête d’une expérience cubaine, quand la majorité de la communauté cubaine de Miami vit plutôt du côté des quartiers pauvres de Hialeah, au-dessus de l’aéroport. Mais qu’importe l’authentique saveur de Miami. Tout cela est interdit à Greg. À 59 ans, il a des airs de lutin: de beaux cheveux blancs qui lui arrivent jusqu’aux épaules, des yeux noisettes enfantins et une démarche sautillante. Sur la 48e rue du quartier de Brownsville, il fait du vélo dans le noir, avant de s’arrêter au numéro 3800. C’est là qu’il a planté sa tente, sur le trottoir d’une zone industrielle encadrée par des ateliers de carrosserie et des magasins de pièces détachées. Cent mètres plus au nord, il aurait été trop près de la Lorah Park Elementary School. Cinq cents mètres plus à l’est, il aurait été trop proche de l’excel Kids Academy. Et 900 mètres plus à l’ouest, trop près du Nance School and Day Care Center. C’est là qu’il faut être, précisément. Alors, c’est là qu’ils sont: Greg et un petit groupe de douze hommes qui se connaissent depuis des années, au gré des campements et des déplacements. Tous sont enregistrés ici comme “délinquants sexuels”. Ils ont été condamnés pour un crime à caractère sexuel et de ce fait, l’état de Floride leur interdit de vivre entre 22h et 6h à moins de 300 mètres d’une école, d’une garderie, d’un parc ou de tout autre endroit où des enfants sont susceptibles de se réunir. Localement, le comté de Miami-dade leur interdit aussi de résider à moins de 762 mètres d’une école. L’état fédéral, enfin, leur défend d’occuper des logements sociaux. Alors, pour environ 500 d’entre eux à Miami et dans sa région, ceux qui n’ont pas de famille sur qui s’appuyer ni accès à un appartement bien situé, il ne reste plus que la rue.
Ce soir, c’est mardi: Frank Diaz va arriver. Ce pasteur aide les sans-abri de Miami depuis 2001. Chaque semaine, il passe prendre des nouvelles des sex offenders et leur sert un dîner chaud. “Ça change, parce que la plupart du temps, les gens qui passent par ici les insultent et leur
lancent des oeufs”, dit-il en déchargeant son van de victuailles, de bouteilles d’eau et de gels hydroalcooliques. Quand il en aura terminé avec le campement du 3800, Frank continuera sa ronde sous un pont à quelques blocks de là, puis dans une rue sombre encombrée d’une file de voitures dont il sait qu’elles appartiennent à des délinquants sexuels sans domicile fixe. Il dit qu’il est toujours bien reçu: “C’est un environnement plus facile que quand nous allons distribuer de la nourriture dans les camps downtown où vivent des jeunes qui essaient de nous voler. Les délinquants sexuels ont conscience qu’ils doivent bien se tenir, car la société ne leur passe rien.” Greg est sorti de prison il y a deux semaines. Après avoir écopé d’une première peine de sept ans pour ce qu’il appelle un “crime d’ordinateur” –c’est-àdire la possession de pédopornographie ainsi qu’une tentative d’envoyer des images à caractère sexuel à un mineur–, il a repris neuf mois pour récidive. Dans sa vie précédente, il était dans la marine marchande, il a “fait le tour du monde au moins neuf fois”. Appuyé sur
“La loi dit que si l’on veut ouvrir un bar ou un établissement pour adultes, il doit être à 762 mètres d’une école, d’un parc ou d’un lieu de prière. Alors, pourquoi quelqu’un qui a commis un crime sur un enfant pourrait-il s’approcher plus près?” Ron Book, lobbyiste, à l’origine des lois de restriction
le van de Frank Diaz, les yeux dans le vide, il raconte que même s’il y a ici “des
rats gros comme des petits chevaux” qui souvent trouvent le moyen d’entrer dans les abris pour voler de la nourriture, ce campement est mieux que d’autres. Dans la tente au bout de la rangée, une lumière est encore allumée. C’est celle de Luiz, 76 ans. Atteint d’une grave infection depuis une chute en prison, il a vécu un temps en fauteuil roulant, mais ne peut désormais plus quitter sa tente. “Le seul hôpital qui accepte de recevoir les délinquants sexuels est trop loin”,
glisse-t-il. Luiz a été condamné en 2009 pour agression sexuelle sur mineur de moins de 12 ans. Autour du repas qui se termine, on n’entend que les grognements des chiens et le ronronnement du générateur qui leur fournit un peu d’électricité.
“Mais nous n’avons pas l’eau, précise un autre habitant du campement. Ils veulent nous rendre le plus malheureux possible.” “Ils”? “La société tout entière.”
“Les personnes dangereuses ne sont pas celles que l’on surveille”
Frank, en homme de Dieu, parle de
pardon. “Ces gens ont payé pour leurs fautes, affirme-t-il. On les a condamnés à un certain nombre d’années de prison, pas à la perpétuité, et pourtant quand ils sortent, la société refuse de les réintégrer.”
À l’écouter, les gens ont “des préjugés” sur les délinquants sexuels: “Souvent, quand ils en rencontrent, ils se rendent compte qu’ils se sont trompés. Ces personnes souffrent tellement!” Greg est d’accord. Lui aussi pense que la société le confond
avec “les prédateurs sexuels”. “La Floride nous met tous dans le même sac mais nous ne sommes pas pareil. Dans ma vie, j’en ai croisé cinq ou six, des vrais prédateurs. On les remarque à la façon dont ils se tiennent et dont ils regardent les gens.” Jill Levenson travaille avec des délinquants sexuels depuis 27 ans. Elle est leur psychologue et a participé à plusieurs procès en tant qu’experte. Selon elle, l’état de Floride ne
comprend globalement rien au sujet. “Déjà, sur sa liste publiée des délinquants sexuels, il y a environ 65 000 personnes. Mais en réalité, beaucoup d’entre eux sont en prison ou morts, ou vivent dans d’autres États et ont juste passé quelques jours ici. En réalité, il y a 25 000 délinquants
sexuels”, commence-t-elle. À cela s’ajoute le fait que l’état serait beaucoup trop sévère avec eux. Elle donne un chiffre: le taux de récidive des délinquants sexuels après un séjour en prison, dans tous les pays du monde, est compris entre 5 et 15%, alors que celui de tous les criminels réunis culmine à 68%. Puis, un autre: “Dans 95% des cas, les gens que l’on arrête pour des crimes de nature
sexuelle ne sont pas sur cette fameuse liste, car ils sont arrêtés pour la première fois. Cela montre que les personnes dangereuses ne sont pas celles que l’on surveille.” Attablée dans un restaurant italien du quartier de l’université Barry,
où elle exerce, elle reprend: “Exactement de la même façon que tous ceux qui sont arrêtés pour ivresse au volant ne sont pas alcooliques, tous ceux condamnés pour des crimes sexuels ne sont pas pédophiles. Les gens doivent être traités selon leur problème spécifique et son degré de gravité. Si votre frère ou votre père embrassait la baby-sitter en la ramenant chez elle, devrait-il pour autant vivre sous un pont toute sa vie?” À l’écouter, la Lauren Book Child Safety Ordinance, la loi du
comté de Miami-dade votée en 2010, ne sert donc strictement à rien. Voire
elle aggrave la situation. “Les personnes qui sortent de prison ont besoin de stabilité, explique-t-elle. Généralement, elles vont vivre chez des proches et toutes les recherches montrent qu’être entouré, soutenu et surveillé par la famille
empêche de récidiver.” Envoyer les gens directement dans la rue les pousserait donc vers le crime –généralement des vols–, la drogue et la violence. Une réalité d’autant plus absurde que de nombreux délinquants sexuels –ceux qui ont été libérés avant le vote de la loi en 2010–, vivent actuellement près des écoles en toute légalité. “Ceux qui s’étaient installés avant 2010 bénéficient d’une clause qui leur permet de rester. Il serait intéressant d’étudier les chiffres de récidive de ces personnes. Mais en treize ans, la police n’a jamais voulu se pencher là-dessus.” Si rien ne prouve que la loi des 762 mètres permet de protéger les enfants de Miami, alors pourquoi existet-elle? Jill Levenson soupire. Elle parle du “lobbyiste le plus puissant de Floride”.
Ron Book est un homme de bibelots. Il y a dans son bureau une douzaine de torches des Jeux olympiques, d’innombrables ballons signés, des maillots, des petits animaux en verre, des guitares dédicacées, des posters politiques ainsi que des photos de lui
avec des personnalités comme les Clinton et Warren Buffett, des peluches et des plaques sur lesquelles on a gravé des messages du genre “Rien n’est impossible” ou “Tu peux le faire”. Au milieu de tout cela, des piles de dossiers et une carte de l’emplacement des délinquants sexuels à Miami, posée par terre. “J’ai lu tous les rapports de Jill Levenson”, pose-t-il d’entrée en levant légèrement les yeux au ciel.
Et? “Ce qu’elle essaie de faire croire, c’est que quand quelqu’un est arrêté pour un crime sexuel, il va en prison, il est traité làbas et quand il sort, il est guéri comme par magie de sa perversion!” Ron Book, lui,
n’y croit pas. Ni à ça ni “aux statistiques sur le sujet”. Il croit aux concepts simples. “J’ai eu l’idée des 762 mètres parce que la loi dit que si l’on veut ouvrir un bar ou un établissement pour adultes, il doit être à 762 mètres d’une école, d’un parc ou d’un lieu de prière, déroule-t-il. Alors, dans ce cas, pourquoi quelqu’un qui a commis un crime sur un enfant pourrait-il s’approcher plus près d’eux que quelqu’un qui boit un verre dans un bar? On parle de gens qui détruisent la vie d’enfants innocents.” Pour Book, les restrictions géographiques empêchent les délinquants sexuels de se rapprocher de familles qu’ils pourraient croiser régulièrement et ainsi de sympathiser avec les parents ou “d’identifier l’enfant le plus faible de
“Avant que l’on installe notre campement ici, on ne savait pas où aller la nuit. Pendant longtemps, la police se contentait de nous dire: ‘T’as qu’à marcher sans t’arrêter’” Dale, condamné pour attouchements sur mineurs
la bande”. Il ne manque pas d’histoires effrayantes, mais aucune ne saura cacher celle qui le motive vraiment: la sienne. En août 2001, alors que Book n’est encore qu’un avocat qui s’intéresse aux droits des enfants mais qui ne s’est jamais spécialisé dans les crimes sexuels, sa fille Lauren, 17 ans à l’époque, avoue qu’elle a été abusée par la nounou de la famille. Ron veut tout savoir, tout apprendre, et aider toutes les victimes. La nurse de Lauren Book sera condamnée à 25 ans de prison, mais cela ne suffit pas à Ron. Tous les délinquants sexuels doivent disparaître de Floride. C’est pourquoi les lois qu’il pousse depuis en tant que lobbyiste ont pour but d’obliger le signalement de personnes suspectes à la police, de
faciliter la parole des enfants ou d’élargir le panel de preuves juridiquement recevables. Ron Book sait bien que la Lauren Book Child Safety Ordinance n’aurait pas aidé Lauren. De la même façon qu’il est parfaitement conscient que cette loi mène parfois des délinquants dans la rue. Il dit voir cela comme un dommage collatéral: “Ces gens disent que ma loi les a poussés dans la rue, mais ce qui les a rendus SDF aujourd’hui, ce sont leurs propres actes.”
Retour en prison
Dale a déjà croisé le chemin de Ron Book. Ironie de l’histoire, l’avocat est aussi
le directeur de The Homeless Trust, l’association du comté censée venir en aide aux SDF. “C’est un homme qui ne se montre que quand les caméras sont là”,
dit-il à son propos. Dale a 63 ans, mais on lui donnerait facilement plus. De son ancienne vie d’instituteur, il n’a gardé que les lunettes aux montures fines et aux grands verres épais. Dale a été condamné en 2002 pour attouchements sur plusieurs de ses élèves âgées de moins de 12 ans. Il est à la rue depuis 2013, l’année de la mort de sa mère, qui l’avait recueilli chez elle à sa sortie de prison en 2004. Tous les 30 jours, comme ses compagnons SDF, il doit se rendre par ses propres moyens au bureau de police –situé à quinze kilomètres de son campement–
pour mettre à jour son dossier. Les questions qu’on leur pose sont les suivantes: vivent-ils toujours au même endroit? Ont-ils de nouveaux tatouages ou de nouveaux signes distinctifs?
Un nouveau moyen de transport? “En ce moment, on doit y aller le 25 du mois, mais parfois le jour change, raconte Dale. Si tu es en retard, même d’un jour, tu retournes en prison.” En probation pour quinze ans, Dale a en outre un tas d’obligations
supplémentaires à remplir: “J’ai une balise GPS qui permet à mon contrôleur judiciaire de savoir où je suis, il faut qu’elle soit chargée en permanence, sauf que ça prend deux heures le matin et deux heures le soir pour le faire. Et comme on n’a pas
l’électricité, il faut aller la recharger dans un supermarché ou une station-service, mais ils ne veulent pas de nous, là-bas. Et si elle se décharge, on retourne en prison.” Dale a également des séances de thérapie obligatoire de 25 dollars chacune, qu’il doit payer de sa poche. Et un couvre-feu de 22h à 6h, donc, période à laquelle il est censé être “chez lui”. “Avant que l’on s’installe ici, on ne savait pas où aller la nuit. Pendant longtemps, la police se
contentait de nous dire: ‘T’as qu’à marcher sans t’arrêter.’” Toutes ces contraintes peuvent parfois les renvoyer derrière les barreaux pour trois mois ou leur coûter un job. C’est ce qui est arrivé à Raymond, un jeune Afro-américain aux airs d’informaticien. Raymond est technicien
dans les ascenseurs. “À force que je doive m’absenter pour aller au commissariat une fois par mois, en plus de la thérapie, mon patron a fini par me virer. Je lui ai dit la vérité et il a accepté de me reprendre, mais combien de temps est-ce que cela
peut durer?” demande-t-il. Même avec un salaire fixe, Raymond ne trouve pas de logement dans un secteur autorisé. Alors, il vit dans une grande cabane faite de bric et de broc où Felix, sa chienne, vient de mettre bas. Dans une boîte en carton, neuf chiots poilus se montent dessus. Raymond ne sait pas encore s’il peut les garder. Bientôt, ils vont grandir, manger, faire du bruit. Et s’ils embêtaient les voisins? Ce serait un retour en prison. Quelques kilomètres plus loin, à Aventura, le quartier du bureau de Ron Book, tout est propre. Les rues aux larges trottoirs ne servent qu’à se rendre d’un point A –généralement un parking– à un point B –un centre commercial ou un bureau. Les immeubles portent des noms à rallonge et l’on peut être certain que rien, de l’alignement des palmiers aux marinas carrées, n’est l’oeuvre de la nature. Il n’y a pas non plus de SDF. Du haut de son douzième étage, Ron Book réfléchit, ses petits yeux fixés sur l’horizon. “C’est vrai que c’est l’équivalent d’une peine à perpétuité, admet-il. Mais c’est comme ça, en Amérique.”