PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
Il y a un moyen simple de faire reculer la pandémie tout en maintenant bars et restaurants ouverts, c’est de leur demander de ne plus passer de musique à la con. Ce papier peint sonore, particulièrement pénible dans les établissements branchouilles (la déco style loft et le béton ciré amplifient les réflexions), n’a aucun intérêt et d’ailleurs on ne l’écoute pas, mais en relevant le bruit de fond il oblige à parler plus près, plus fort, et contribue à la diffusion des germes. Ce n’est pas mon intérêt d’écrire ça, car cela fera moins de droits à percevoir pour les artistes, la Sacem et les organismes de gestion collective, mais c’est mon devoir, ma contribution au bien public et au secteur des Cafés-Hôtels-Restaurants, si durement touché. Si le virus peut venir à bout de cette bouillabaisse acoustique, il aura au moins servi à ça. Le premier confinement avait eu un autre mérite : on entendait moins parler de sport-business à la radio. Cette fois, la fête est terminée, analystes et consultants sont de retour. Frédéric Thiriez, ancien président de la Ligue de Football Professionnel, qui a été un des artisans de l’inflation budgétaire de cette discipline, s’est même indigné que le gouvernement donne plus à la culture qu’à ses joueurs (il devrait leur demander le statut d’intermittents du spectacle). Il y a un lien pourtant entre musique et podosphère, autre que Julio Iglesias ou le single de Chris Waddle avec Basile Boli, c’est bien sûr ce cher Philippe Auclair, spécialiste du foot anglais sur RMC, biographe primé d’Eric Cantona et de Thierry Henry, auteur, sous le nom de Louis Philippe, des chansons les plus délicates qui soient. Il sort un nouveau disque, le premier depuis longtemps, accompagné par The Night Mail, Thunderclouds (Tapete Records). Ça oscille entre Lili Boulanger et Lloyd Cole, avec des accords qui se suivent et ne se ressemblent jamais. Je n’ai jamais été un grand fan de The Divine Comedy parce que je voyais depuis le début Neil Hannon comme une version rusée de ce que faisait Philippe, une sorte de Ben L’Oncle Soul des petits maîtres de la pop baroque comme The Left Banke. Les musiciens se reniflent comme certaines filles dans les soirées, on distingue rapidement les bons camarades (voir paragraphe suivant) et les autres. Il suffirait d’une chanson pour que toutes ces préventions disparaissent, ça m’est arrivé cent fois d’entendre un titre de quelqu’un que je n’appréciais pas qui me mette par terre, alors j’écoute le dernier Neil Hannon mais je reste de marbre devant cette écriture parfaite qui me semble, injustement peut-être, sans âme. “Je préférerai toujours un intelligent qui se trompe à un malin qui a raison”, Jean-Marie Périer.
“Je suis un artiste du spectacle mort.” Fin octobre, dans une lettre ouverte, Laurent Garnier interpellait Roselyne Bachelot, déplorant qu’elle ait confié le monde de la nuit au ministre de l’Intérieur. Il devrait lui offrir “Electrorama — 30 Ans De Musique Electronique Française” (Marabout, 39€), que vient de publier l’équipe de Tsugi et qu’il a préfacé. C’est une belle anthologie, fidèle aux engouements et aux partis pris de ses auteurs. Quand cette histoire a commencé, j’avais déjà travaillé avec Renegade Soundwave et Samy Birnbach, je n’imaginais pas qu’on resterait encore bloqués longtemps sur la grosse caisse à la noire, mais j’aurais bien aimé écrire une chanson aussi belle qu’ “If I Ever Feel Better”, de Phoenix. Au début des années 2000, nous étions partis jouer au Japon, ils commençaient à exploser et moi à faire du surplace. Mon concert à Tokyo annulé au dernier moment, ils m’avaient sauvé la mise en me laissant ouvrir pour eux. Merci à eux, à Daft Punk, Gilb’R, Laurent Garnier, Eric Morand, Marc Teissier du Cros, Alex Gopher, Yuksek (liste non exhaustive). La maison de Jean-Emmanuel Deluxe a brûlé. C’est lui qui m’a présenté April March. C’est le premier otaku que j’ai rencontré, connaissant tout sur tout à une époque où courriers par avion et fanzines faisaient office d’Internet. Le premier aussi, depuis les frères Eudeline et Jean-William Thoury, à s’intéresser ici à Christine Pilzer, Chantal Kelly et autres chanteuses sous-estimées, et à projeter des rééditions que d’autres, ensuite, menaient souvent bien à sa place. Le lien pour la cagnotte de soutien est sur le site de Rock&Folk. La revue Audimat a le chic pour apporter un regard sérieux sur des cultures méprisées. Ils viennent de publier le “Shock And Awe: Glam Rock And Its Legacy, From The Seventies To The Twenty-First Century” de Simon Reynolds (“Le Choc Du Glam”, Audimat Editions, 20€). Sept cents pages hyper denses et précises sur une période qui commence après le bubblegum et s’achève avec le punk. C’est intelligent sans intellectualisme, moins instinctif que le livre de Julian Cope sur le rock allemand (“Krautrocksampler, Petit Guide D’Initiation A La Grande Kosmische Musik”, à rééditer), toujours juste. Evidemment, c’est anglais, donc il n’y est pas fait état de “Rey Del Glam”, d’Alaska, de David Rochline, de “La Nana”, par Marc Robson et Le Poing, ni de “Maman N’Aime Pas Ma Musique”, de Dick Rivers, qui parvient pourtant à dépasser ses modèles. Comme chez Pierre Robin avec les nouveaux romantiques (“Groupes Pop A Mêches”, Actes Sud), David Bowie est partout, c’est incroyable le nombre de courants musicaux qui peuvent l’utiliser comme conducteur. Quatre imbéciles ont attaqué Cyril, alors qu’il était seul au bureau chez Tricatel. Sous le prétexte de faire écouter une démo, ils l’ont étranglé et ont bien failli le tuer. Idéalisant l’industrie du disque (ils pensaient probablement tomber sur une collection de cognacs rares et une cave à cigares), déçus de ne trouver que des invendus, ils sont repartis avec un superbe bracelet-montre Seiko à quartz. Notre vaillant directeur s’est défendu comme un diable. Cela fait seize ans qu’on travaille ensemble, on est un vieux couple, si le label est encore là c’est parce qu’il y a cru quand j’étais au fond du trou. Derrière ses manières de cow-boy, il cache sa sincérité et sa sensibilité. Dans ce quartier du 18ème coexistent sacs Naturalia et lascars. La Mairie a fait un lâcher de bobos en y installant des entreprises de la musique, mais l’alevinage a ses limites et une bande de dix-huitiémistes de souche veut notre remigration. La veille, un des agresseurs était passé chouffer : “Il paraît que vous cherchez
des stagiaires ?” On vous rappellera. Le grand photoreporter Bruno Barbey est mort le 9 novembre. “Libération” évoque son refus catégorique de ce qu’il appelait “l’esthétique du
sordide, de la folie et de l’horreur”. Le rock est aussi soumis à cette tentation, il ne rend pas toujours le monde plus beau. Le mois dernier, je mentionnais les instantanés de Claude Ventura, aujourd’hui, grâce à Internet, j’ai retrouvé Philippe Buffon, que j’avais connu il y a trente-cinq ans et perdu de vue. Blessé deux fois au Vietnam, laissé pour mort par des dealers, otage en Libye, c’est pourtant tout sauf une tête brûlée ou un rouleur de mécaniques. Physique et voix de Robert Hossein dans “Le Repos Du Guerrier”, c’est un regard, le courage au service de l’âme, rien à voir avec les montreurs d’ours qui photographient les marges et les mettent en scène. Son portrait d’un sniper à Sarajevo est un chef-d’oeuvre. Quand on aime ce dont parle ce magazine, du blues du delta et ses affluents jusqu’au rock électronique et à “Electrorama”, ces vies de musiciens qui sont d’abord des parcours, on doit apprécier les images de Philippe Buffon (philippebuffon.org), qui ne cèdent jamais à la facilité. Dès que les cinémas rouvriront, il faudra qu’une salle déconfine ses films. Citation du mois, Pierre Lescure, époque Messier and Co : “Ils sont peut-être plus intelligents que moi mais je suis moins con qu’eux” (merci Alain Kruger). o