CHRISSIE HYNDE
Rockeuse ultime apparue à l’orée des clinquantes eighties, l’Américaine maintient le cap des Pretenders depuis 40 ans. Et, si l’on se fie à ses dires, elle n’arrêtera que le jour où elle ne tiendra plus debout...
En 1982, un agent de l’état civil de la ville historique de Guildford (Surrey), a la surprise de voir débarquer dans ses bureaux Chrissie Hynde et Ray Davies. Le chanteur des Kinks a décidé de se marier ici plutôt qu’à Londres. Sa promise porte un costume de soie blanche. Et du mascara façon panda en déroute. Elle a pleuré. Les tourtereaux ont passé la matinée à s’écharper comme deux matous de gouttière : Chrissie voulait venir en taxi, Ray préférait le train, elle tenait à inviter des proches, pas lui... L’agent d’état civil refuse de les marier. Les fiancés de l’enfer repartent à Londres dans des trains séparés (pour vite se réconcilier, puisque neuf mois plus tard, naissait leur fille, Natalie). Deux ans après le fiasco, Chrissie Hynde confie à un journaliste de Rolling Stone qu’elle est heureuse de ne pas s’être mariée, qu’elle n’a pas envie d’être comme les autres. Modèle unique, Chrissie Hynde ? Sous le look un peu cliché et très imité — allure androgyne avec cuir, cheveux et eyeliner noirs — se planque une individualité farouche. Une Américaine anglophile au point de mener une British Invasion à l’envers. Une grande gueule qui refuse d’être porte-parole d’une cause quelconque et n’est jamais plus dure qu’avec elle-même. Une icône pour bon nombre de musiciennes qui rejette le rôle de modèle. Une bosseuse qui méprise les récompenses et a rebaptisé
Rock And Roll Hall Of Shit l’institution qui l’intronisa avec les Pretenders en 2005...
Projets fumeux
C’est à Akron, Ohio, capitale mondiale du pneu, que Christine Hynde a pointé le nez le 7 septembre 1951. Son père est un marine reconverti en employé d’une compagnie de télécommunications, sa mère secrétaire. Elle a un frère aîné, Terry, futur saxophoniste de jazz. A la maison, il n’y a que trois albums. Ce serait la pochette de “Julie Is Her Name”, premier LP de Julie London (où, en bustier et brushing impeccable, elle pose, le regard dans le vague) qui aurait donné à Chrissie l’envie de devenir chanteuse. Son enfance est, selon elle, normale, sans événement notoire à signaler. Si ce n’est la découverte des Beatles à la radio qui a sur elle l’effet d’un petit séisme. Chrissie vire gravement anglophile (il suffit de revoir la vidéo de “Don’t Get Me Wrong”, où, en Emma Peel moderne, elle rend hommage à la série anglaise culte, “The Avengers”). Au lycée, sa passion pour les études est inversement proportionnelle à celle qu’elle nourrit pour les groupes de rock qu’elle a l’occasion de voir sur scène. A l’image de la majeure partie des Américains de la fin des années 1960, ses parents sont conservateurs et ne comprennent pas ses engouements. Ce qui ne l’empêche pas d’intégrer son premier groupe — elle a commencé la guitare vers 16 ans — Sat Sun Mat, avec dans ses rangs un futur Devo, Mark Mothersbaugh, à la Kent State University où elle étudie l’art. Une histoire banale, jusqu’au 4 mai 1970. Chrissie est sur le campus lorsque la garde nationale de l’Ohio ouvre le feu sur des étudiants manifestant de façon pacifique contre les bombardements américains au Cambodge. L’un des quatre morts est le petit copain d’une de ses amies. Dans la foulée de la tragédie, elle abandonne ses études. Mais s’obstine dans la voie qu’elle a choisie. Pour ses 21 ans, quand sa mère propose de lui offrir une montre, Chrissie répond qu’elle préfère une Gibson Melody Maker d’occasion. Consternation maternelle... En 1973, Chrissie saute le pas et traverse l’Atlantique. Cap sur Londres. Elle a peu d’argent en poche et encore moins de contacts. Pour payer son hôtel miteux, elle tente de vendre des sacs à main dans un marché couvert d’Oxford Street (et abandonne sans réclamer sa paie, puisqu’elle n’a jamais vendu le moindre article). Elle pose pour les étudiants
de la Saint Martin’s School of Arts, puis travaille chez Sex, la boutique de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren qui sent bon le latex — et dévoile son postérieur lors d’une séance photo aux côtés de la patronne et de Jordan, la vendeuse emblématique. Le Londres qu’elle découvre n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’elle a tant fantasmé : Marc Bolan a été remplacé par Gary Glitter en couverture des magazines, les égéries de Mary Quant ont troqué leurs minijupes pour des robes à fleurs et, pire encore, personne n’a entendu parler des Stooges ou du Velvet Underground. Si ce n’est Nick Kent, qu’elle croise à une soirée où elle n’avait pas envie d’aller. A force d’exprimer son opinion haut et fort à tous les concerts où elle se rend, Chrissie se retrouve à écrire à son tour dans le NME (dont cet étonnant portrait de Brian Eno où il parle de pornographie, avant de dévoiler ses parties intimes rasées de frais). Elle en profite pour demander aux maisons de disques des albums à chroniquer qu’elle revend pour vivoter à Londres. Mais surtout, Chrissie Hynde tente de monter un groupe et collectionne en la matière les plans foireux. Elle rencontre un Parisien qui l’invite à jouer dans son groupe... qui n’existe pas, elle le constate une fois arrivée en France. Elle part à Cleveland lorsqu’on lui propose de chanter dans un groupe de reprises de R&B, Jack Rabbit, qui a le mérite de faire la tournée des bars et des clubs — une formation sur le tas pour elle. Puis elle repart à Paris et fait une poignée de concerts dans les rangs des Frenchies, avant de revenir à Londres où McLaren tente de l’embarquer dans un de ses projets fumeux, The Love Boys (qui a sans doute eu le mérite de lui inspirer le titre de “Tattooed Love Boys”...). Toujours au point mort, elle fricote musicalement avec Mick Jones et effectue un bref passage par les Moor Murderers, qui est moins un groupe qu’un moyen de faire le buzz pour un certain Steve Strange. Chrissie finit par enregistrer une démo pour Dave Hill (en train de monter son label, Real Records), mais sans groupe, c’est l’impasse. Tous ses amis sortent des disques ou donnent des concerts et à la longue, déprimée, elle se demande si, au grand âge de 28 ans, il n’est pas trop tard pour elle... Entre alors dans sa vie Pete Farndon, bassiste originaire d’Hereford, ville un peu trop éloignée de Bristol ou de Birmingham pour que les groupes majeurs y fassent escale — d’où une scène locale prospère. C’est Farndon qui lui présente le guitariste Jim Honeyman-Scott et le batteur Martin Chambers. Ils choisissent leur nom dans l’urgence au moment où est imprimée l’étiquette de leur premier single, “Stop Your Sobbing”, un titre des Kinks (Ray Davies est l’un des héros de Chrissie, elle aurait bravé une tempête de neige pour le voir jouer sur scène à Pittsburgh). La chanson, tirée du premier album du quartette de Muswell Hill, est alors assez méconnue, mais la version des Pretenders, produite par Nick Lowe et sortie en janvier 1979, est un de ces moments précieux où la reprise supplante l’original. L’intro sur laquelle la chanteuse minaude, les arrangements dignes d’un girl band, le mélange de pop et de punch, le final où sa voix se chevauche pour former une boucle catchy : tout est parfait, taillé pour propulser le groupe débutant vers les sommets...
Tellement spéciale
Ce premier single ne dépasse pas la 40ème place, mais sa sortie permet à Chrissie de rencontrer Ray Davies — on connaît la suite. Le single “Kid”, pop et carillonnant, fait un peu plus de bruit et le troisième extrait de l’album “Pretenders”, “Brass In Pocket” — encore un cocktail de pop et de new wave dont le groupe a le secret — rafle le numéro 1. Difficile de résister à Chrissie Hynde, elle est “special, so special”. Certains vicieux interprèteront la chanson comme une invitation à une partie de jambes en l’air, avant de réaliser qu’elle parle du rapport de séduction entre artiste et public. L’album se retrouve également numéro 1 dès la semaine de sa sortie, en janvier 1979 et son hybride de rock, de pop et de punk reste aussi frais et séduisant 40 ans plus tard. Manque de chance, cette soudaine célébrité ne réussit guère aux Pretenders. Chrissie se met à rêver d’anonymat sitôt qu’elle est reconnaissable et ce n’est pas une pose. Lors de leur tournée américaine en 1980, les Pretenders usent et abusent de tout ce qui nuit gravement à la santé et Pete Farndon sombre dans l’héroïne. Le 14 juin 1982, il est sommé de quitter le groupe qu’il a aidé à former. Deux jours plus tard, James Honeyman-Scott meurt d’une overdose de cocaïne. Farndon le suit moins d’un an après. En quatre ans, le groupe a sorti deux albums (“Pretenders II” a reçu injustement un moins bon accueil critique que le précédent) et perdu la moitié de ses effectifs. Au lieu de baisser les bras, Chrissie recrute deux musiciens temporaires et sort le single “Back On The Chain Gang”. Pas par manque d’empathie, juste parce qu’elle ne voit pas quoi faire d’autre. Plus tard, elle embauche un bassiste et un guitariste permanents, a une fille avec Ray Davies (devenant l’une des premières rockeuses à tourner avec son bébé sous le bras) et prend près d’un an pour boucler “Learning To Crawl”. Un troisième LP à ne surtout pas qualifier d’album de la renaissance, au risque de faire vomir d’horreur la Pretender en chef, allergique aux clichés sentimentaux et gluants du genre. La suite de l’histoire pourrait se résumer ainsi : notre héroïne que rien n’arrêtera, pas même une apocalypse nucléaire, sort un album tous les 3-4 ans environ et tourne régulièrement. Mais ce n’est pas qu’en raison des hits qu’elle compose — et les Pretenders en ont un paquet à leur actif — que Chrissie Hynde marque les esprits. Si on a souvent présenté le punk comme un style musical ouvert, où le genre comptait assez peu (il n’y était pas question de séduction et du bon vieux boy meets girl), les années 1980 ont été finalement assez accueillantes pour les filles à guitares, les cheffes de bande, les garçonnes réussies. A la fois bad girl, meneuse incontestée d’un groupe (dont elle a fini par être le seul membre d’origine), compositrice douée, guitariste, chanteuse au style vocal instantanément reconnaissable, Chrissie Hynde s’est tracé une route pas toujours si droite que ça. Quand elle quitte Ray Davies, à l’issue d’une histoire tumultueuse, elle épouse aussitôt Jim Kerr, soulevant une question qui turlupine encore : comment peut-on être amoureuse successivement du génie de “Waterloo Sunset” et de l’endive en chef de Simple Minds ? Et tant qu’on est dans les questions gênantes, pourquoi ces collaborations avec UB40 ? Reprendre en reggae le délicieux “I Got You Babe” de Sonny & Cher (1985), puis “Breakfast In Bed” (1988), dénaturer deux chansons qui n’avaient rien demandé et le faire avec autant d’aplomb et de plaisir, ça force le respect. Mais moins, tout de même, que 40 ans de carrière, avec au fond, peu d’erreurs de parcours et nulle intention de se calmer au plan artistique.
Elle ne s’excuse pas
En 2015, son autobiographie, “Reckless : My Life As A Pretender” provoque des remous quand elle parle d’une agression sexuelle dont elle se sent en partie responsable. A l’ère du mea culpa médiatique, elle ne s’excuse pas, s’explique simplement et passe à autre chose. A la peinture, par exemple. Ou aux joies d’être grand-mère de jumeaux. Le dixième et dernier album des Pretenders, “Alone” (2016) produit par Dan Auerbach des Black Keys, contient la chanson-titre qui pourrait bien résumer sa vie et son oeuvre. “Personne ne me dit que je ne peux pas/ Personne ne me dit que je ne devrais pas/Personne pour dire
‘Tu te plantes’/ Je suis au top, je suis où je dois être : seule”.