Rock & Folk

Tina Turner

Avant d’être une superstar des années 80, la chanteuse sudiste a connu une première carrière avec Ike Turner : un cauchemar conjugal qui a paradoxale­ment donné de grands albums.

- Par Thomas E. Florin

Au fond, il n’y a que dans le rock que cela crée l’événement. La présence de femmes dans la musique lyrique, le jazz, la country, la soul, même le hip-hop, n’a jamais ému personne. Surtout en haut des charts. Exception à cette règle et cas très particulie­r, Tina Turner, qui est toujours désignée comme une grande rockeuse. Ce pur produit d’un maître du R&B, Ike Turner, l’autre inventeur du rock’n’roll (“Rocket 88”, son piano dément et sa guitare saturée), ne chante pas

soul. Elle hurle, droit, sans trémolo, pile en haut du temps, et non pas derrière comme les soul sisters. Aretha Franklin, Little Esther Phillips, Etta James, hurlaient également, jusqu’à atteindre le ciel. Mais Tina, elle, rugit. Avec ses sequins volants, ses jambes en tension, son mètre soixante-trois de nervosité, elle est la femme panthère, l’objet masturbato­ire d’une génération, un poster humide au-dessus d’une table de nuit en Bakélite. Et pourtant, l’hypersexua­lité publique de cette femme ne racontait pas tout à fait l’histoire à laquelle tout le monde s’attendait.

La violence et la débauche

Née à Nutbush, un village sur l’autoroute 19, aux abords de Memphis, Anna Mae Bullock est la deuxième fille d’une drôle de zigue d’origine cherokee, navajo et afro-américaine, Zelma, une femme qui fume et tire au calibre .45 depuis l’âge de

10 ans. Pas du genre à rester en place, Zelma se bat avec son mari, disparaît, laisse ses enfants à sa belle-mère bigote et un grandpère fin saoul chaque dimanche. L’enfance d’Anna n’est pas très amusante, entre les déménageme­nts, ses parents distants, les récoltes de coton et l’ennui à l’école. Heureuseme­nt, il y a la chorale, l’équipe de basket et surtout les pom pom girls dont elle fait partie. Car Anna est une fille physique. Toujours à bouger, danser, jouer la comédie. Puis, comme elle le dira : “Je pense avoir été consciente de la sexualité avant de savoir quoi que ce soit de l’amour.” Anna Mae, fille des années 50, perd sa virginité sur la banquette arrière d’une Plymouth de 1937 dans le parking d’un juke joint de Brownsvill­e avec le capitaine de l’équipe de basket du lycée. Puis elle déménagera de nouveau, à Saint-Louis, Missouri. La ville est coupée en deux par le Mississipp­i. Une rive ressemble au Nord, l’autre au Sud. Ou plutôt, une caricature du

Sud. Les tripots, les club, les bordels s’y alignent, promettant de l’action 24 heures sur 24. Et à partir de 1954, un homme et son groupe vont régner sur la scène musicale de la ville. “Aussi gros ici que le seront les Beatles dans le monde”, dixit Tina. Cet homme, c’est Ike Turner. Costume croisé à deux boutons, visage taillé à la serpe, peau de suie, cheveux dégoulinan­ts de gomina, Stratocast­er qu’il fait couiner de ses longs doigts osseux, Ike est aussi fin qu’une ombre, aussi rapide qu’un serpent et il arrache à sa guitare des solos miaulant comme des chattes en chaleur. C’est pourquoi Ike et les Kings Of Rhythm croulent littéralem­ent sous les femmes. Chaque membre du groupe a entre 10 et 20 girlfriend­s. Anna, pourtant, trouve Ike assez laid. Tout du moins, “trop maigre et trop noir à son goût”. Mais, au moment où le talon de celui-ci rebondit sur la scène pour envoyer sa jambe dans les airs, Anna veut immédiatem­ent chanter pour lui. Il lui faudra des mois. Elle saisira sa chance, un soir que le petit ami de sa soeur, le batteur du groupe, lui met un micro sous le nez pour l’embêter. Sur “You Know I Love You” de BB King, Anna Mae se transforme une première fois. Désormais, au lycée, tout le monde l’appellera Sexy Ann. Avant de continuer cette histoire, il faut observer quelque chose à propos d’Ike Turner : ce type se comporte comme un maquereau. Quand il entend la voix de la petite, il l’intègre au groupe, lui offre des vêtements, la ballade en voiture, lui présente tout Saint-Louis, lui fait de sublimes cadeaux... et garde l’argent pour lui. Au début, il ne la touche pas. Physiqueme­nt, elle n’a pas ce qu’il faut où il faut selon ses goûts. Puis, la petite va lui décrocher un premier tube. “A Fool In Love”, qui ne devait être qu’une démo. C’est sur ce macaron qu’il va la renommer Tina Turner. Une référence à un personnage de BD, Sheena, La Reine De La Jungle. Puis, peut-être parce que sa régulière s’était fait une nouvelle fois la malle, ou pour l’attacher à lui, il finira par la mettre dans son lit. “La première fois que j’ai été avec Tina, j’ai eu l’impression de baiser ma soeur.” Verbatim. Car ces deux-là étaient comme frère et soeur et leur couple, d’ailleurs, aura quelque chose de contre nature. Puis, comme elle l’a longuement raconté dans son autobiogra­phie “I, Tina”, Ike la battait. Et la baisait, juste après, avec les lèvres enflées, les yeux pochés. Comme un proxénète. Bien sûr, il y aura bien d’autres femmes, qu’Ike, en tournée, installait dans des chambres mitoyennes pour les rejoindre au milieu de la nuit, laissant la porte ouverte avant de revenir auprès de Tina, un parfum de cyprine sur la peau. Le paradoxe terrifiant

de cette histoire est que cette ambiance infernale, la violence et la débauche dans la vie de Ike, fera de Ike & Tina Turner Revue le groupe le plus sexuel des années 60 et 70. Ce ne sont pas les minirobes à sequin, les perruques, les chorégraph­ies drôles et nunuches, les gorges gonflées des Ikettes sous le satin ou les cuisses bandées de Tina Turner qui donnent cette impression. Non, ce qui rend la tension de ce groupe palpable, quarante ans après sa séparation, c’est le regard noir d’Ike sur tout cela. Le regard fixe et sévère d’un seigneur qui contrôlera­it tout et manipulera­it chacun. Pour son bon plaisir. Tina Turner n’a pas fait d’études, a peu connu ses parents et a perdu de vue les personnes qui l’ont aidée dans la vie ; l’éducation qu’elle recevra sera celle d’Ike Turner. Dès 1960, elle suit le rythme ininterrom­pu des tournées et des longues séances de studio qu’il faut effectuer sous benzédrine. Deuxième tube, “It’s Gonna Work Out Fine”. Ike prend toutes les chansons dans des tonalités qui obligent Tina à tirer sur la gorge. Pas vraiment douée pour les ballades, la chanteuse brille dès que le tempo s’emballe, les bassins bougent, les lèvres durcissent. Et toujours, ce placement de voix qu’on reçoit droit dans le ventre, comme celui d’un chanteur de rock. Même enceinte de 8 mois, à l’Apollo Theater, elle descend dans la foule pour lui en mettre plein la vue. Mais le début des années 60 voit le groupe stagner. Ike, incapable d’écrire un tube, épouse Tina à Tijuana, entre un peep-show et un bordel selon ses dires. Dans un petit centre administra­tif au bord d’une route selon elle. Puis, en 1965, après un passage au Big TNT Show, Phil Spector l’invite, elle et elle seule, à enregistre­r un 45 tours. “River Deep, Mountain High”. Durant quelques semaines, elle se rend chez lui, de 12 heures à 14 heures, pour trouver la hauteur, travailler la mélodie, adapter sa voix. La chanson lui semble si étrange, nouvelle, qu’elle n’arrive pas à la décrire à Ike. Le jour de l’enregistre­ment, alors qu’il la conduit au studio, la chanson lui vient. Elle chante. La femme panthère devient cygne, prend son envol, et s’éloigne de lui. Légende des légendes : Tina fait sa prise en soutien-gorge (“J’avais chaud”). Mais le disque, selon les standards de Spector, est un échec. Trop noir pour les Blancs, trop blanc pour les Noirs. Alors, le producteur de 27 ans prend sa retraite.

Mais le single cartonne en Angleterre, qui deviendra la terre d’accueil de Tina Turner.

Un bordel en enfer

Le couple découvre le royaume de Sa Majesté en tournée avec les Rolling Stones. Une amitié indéfectib­le naît entre eux : celle qu’on appellera à tort le Mick Jagger féminin aura, au contraire, appris (avec PP Arnold) à ce petit Anglais comment bouger.

A la suite de la tournée européenne, Tina tombe amoureuse de la France. Ike, lui, préfère les épouses de ses musiciens. Très bientôt, il tombera également sous le charme de la cocaïne. Ce qui projettera le couple dans les limbes de l’enfer. Et au sommet de leur carrière. Les années 1968-1973 sont la plus grande période de Ike et Tina Turner. Il y aura la tournée avec les Rolling Stones aux Etats-Unis, les grands albums “The Hunter” (1969, avec le bouillant “Bold Soul Sister”) et “Workin’ Together”, le concert au Ghana visible dans “Soul To Soul” et la tournée de 1971 filmée par un jeune Bob Gruen qui montre les coulisses sous-chauffées, leurs sols en carrelage et les filles qui recourbent leurs faux cils en riant. Si le groupe peut gagner jusqu’à 2 000 $ par soir, que Ike exige de se faire payer en cash avant de monter sur scène, il accepte également de toutes petites salles où il n’y a même pas de scène. C’est à cette période qu’il porte cette drôle de perruque Ringo et des costumes dorés. Tina, solaire, d’une douceur et d’une gentilless­e tranchant net avec son attitude sur scène, tente de ressembler à son modèle, Jackie Kennedy. Mais elle tente également de se tuer, puis tombe gravement malade, au point que les médecins maintienne­nt son corps dans des blocs de glace pour la sauver de la fièvre. Ike, responsabl­e dans un cas comme dans l’autre, redécore la maison en son absence pour lui faire plaisir. “On aurait dit un bordel en enfer”, témoignera Tina. Grace à une large avance et d’astucieuse­s arnaques au crédit, Ike construit son propre studio, muni de nombreuses caméras, d’une garçonnièr­e, et d’assez de poudre pour se dissoudre les parois nasales. Côté répertoire, c’est l’époque des reprises : “Proud Mary” (qui récoltera un Grammy), “Honky Tonk Woman” (“Je peux facilement m’identifier à cette chanson”), “Come Together” ou cette version traumatisa­nte de “I Want To Take You Higher”. Vers 1973, Ike est tellement rincé qu’il demande à Tina d’écrire des chansons. La première, “Nutbush City Limit”, lui collera encore davantage à la peau que son habit de lumière. La suite de leur histoire est une agonie. Tina, qui découvre le bouddhisme, reprend des forces en pratiquant la prière chantée. Ike s’enfonce dans la drogue, la violence et l’impuissanc­e artistique. La femme panthère commence à s’enfuir de sa cage, mais Ike la rattrape toujours. Jusqu’à ce jour de 1976 où Tina, malgré les coups, tient bon et se cache dans un container à ordure, avec 36 cents en poche et le visage gonflé comme un poisson-lune. Le divorce sera violent, les intimidati­ons légion. Le manque d’argent poussera une Tina Turner de 37 ans à faire des ménages. Surtout, on la tient responsabl­e de l’annulation de la dernière tournée de la Revue, ce qui l’endette considérab­lement. Rapidement, elle réussit à remonter un groupe et repart dans une série de shows cabaret où elle intègre le disco — voir le medley de “Disco Inferno” avec le gospel “Up Above My Head” où deux danseurs épilés lui déchirent sa robe. Le groupe, un peu lourd, cache un vrai joyau : le pianiste Kenny Moore, qui la suivra jusqu’à sa mort en 1997. Deux albums anecdotiqu­es sortent (“Rough” et “Love Explosion”) ainsi qu’une vidéo de concert au titre plus vrai que nature “Wild Lady Of Rock”. Aucune maison de disque américaine ne veut signer cette has been et seule l’Angleterre lui reste fidèle. Puis, les années 80, qui furent le purgatoire pour les musiciens de sa génération, constituer­ont la décennie de son triomphe

La crème de l’époque

Qu’il serait pratique d’arrêter ici cette histoire, tant ce qui suit est musicaleme­nt pénible, sauf peut-être “GoldenEye”, signé Bono/ The Edge, ou “Simply The Best”, l’hymne de stade. Elle renaît avec “Private Dancer”, en 1984. La production est signée Heaven 17 et BEF, la chanson-titre est écrite par Mark Knopfler et l’on entend la guitare lourdingue de Jeff Beck sur “Steel Claw”. La crème de la crème de l’époque et le plus grand succès de Tina Turner. Voilà un album à la pointe de la modernité de son temps, la revanche triomphale d’une femme quadragéna­ire et la preuve que rien ne se démode plus rapidement que la modernité. Même si, au moment d’écrire ses lignes, “What’s Love Got To Do With It”, tube planétaire, passe tous les jours sur Chérie FM. Quant à Ike, le départ de Tina précipiter­a sa chute. La sortie de son autobiogra­phie, “I, Tina”, en 1986, le fera plonger au plus profond. En 1991, quand le groupe qu’ils formaient est intronisé au Rock & Roll Hall Of Fame, ni l’un ni l’autre ne se déplaceron­t pour la cérémonie. Tina a décliné l’invitation de l’académie. Ike était en prison pour une affaire de drogues. Tina Turner a vendu 200 millions de disques dans le monde et plus de places de concert que n’importe quel artiste solo.

Ike Turner est mort en 2007 d’une overdose de cocaïne.

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