Rock & Folk

Amy Winehouse

Avec ses chansons d’amour qui puisaient dans la soul, le jazz, les girl groups mais aussi le hip-hop, l’Anglaise a réussi le miracle d’être à la fois moderne et bouleversa­nte.

- Par Stan Cuesta

OK, si on parlait musique pour changer ?

Pas de dope, pas de sexe, pas de vie sous les feux des paparazzis, pas de séjours au poste. Si on prenait l’affaire autrement que, par exemple, le documentai­re “Amy”, si pauvre et racoleur ? Amy Winehouse est un délicieux anachronis­me. Elle a, au début du 21ème siècle, réussi par la seul grâce de son talent inouï à résoudre la quadrature du cercle : puiser dans le passé brillant de cette musique et être totalement moderne. Jazz, doo-wop, rhythm’n’blues, girl groups, ska, hip-hop : elle brassait tout, sans aucune compromiss­ion, avec des mélodies pas évidentes, des textes crus et honnêtes, une apparence à la fois séduisante et inquiétant­e. Amy Winehouse était tout sauf lisse ! C’est probableme­nt la dernière grande de la musique populaire, rock, pop, soul, comme on voudra. La dernière grande chanteuse, bien sûr, mais au-delà de ça, la dernière grande artiste, et la dernière héritière d’un glorieux passé.

Trajectoir­e pop

Ses débuts sont assez idylliques. Elle naît le 14 septembre 1983 à Southgate, dans le nord de Londres, au sein d’une famille musicale. Son père, Mitch, est chauffeur de taxi, mais surtout passionné de jazz, fan de Frank Sinatra — d’où le titre du premier album d’Amy — et de Tony Bennett. Il refile le virus de la musique à sa fille. Sa mère, Janis, aime Carole King et James Taylor.

Son frère aîné, Alex, est guitariste jazz...

L’enfance d’Amy est heureuse, jusqu’à la séparation de ses parents en 1992. En ce sens, son histoire rappelle celle de Kurt Cobain... Elle va utiliser la musique pour apaiser ses souffrance­s. Très jeune elle se passionne pour les chanteuses soul de ces années-là (Whitney Houston, Erykah Badu, Lauryn Hill, Alicia Keys, etc.), avant de remonter aux racines de cette musique. Elle aime aussi le hip-hop, montant ainsi avec sa meilleure amie un duo nommé Sweet’n’Sour, en référence aux New-Yorkaises de Salt-N-Pepa. Mais elle est aussi fan d’Ella Fitzgerald et de Sarah Vaughan. Le mélange de toutes ces influences donnera un résultat unique. Elle commence à chanter, faisant preuve d’un talent précoce, et se retrouve à suivre un parcours très balisé, ce qui est assez étonnant au vu de son caractère plutôt rebelle. A treize ans, elle entre à la Sylvia Young Theatre School (d’où sont sorties les Spice Girls, entre autres) sur audition.

Mais elle s’en fait rapidement virer. Elle fréquente ensuite la BRIT School, qui lui permet de chanter dès 1999 dans le National Youth Jazz Orchestra. C’est là qu’elle est repérée par la société de Simon Fuller, célèbre faiseur de stars pop (les Spice Girls, encore elles) et inventeur du concept Pop Idols. Dans la foulée, en 2001, elle signe chez Island (qui cherche à concurrenc­er Norah Jones !), un des labels anglais les plus prestigieu­x. C’est donc, au départ, une trajectoir­e pop assez formatée. Elle passe toutes ces étapes avec une étonnante facilité, ne connaît aucune galère, et ébahit régulièrem­ent tout le monde, que ce soit quand elle monte sur une scène ou quand elle interprète ses chansons seule à la guitare dans le bureau d’un grand ponte de l’industrie. Elle se retrouve rapidement en studio avec trois songwriter­s (toujours le schéma classique de la future star pop), Stefan Skarbek, Matt Rowe et Felix Howard. Quelques titres y sont ébauchés, mais qui seront bientôt retravaill­ées à New York.

C’est là que les choses deviennent réellement intéressan­tes.

Pour donner aux chansons d’Amy un son plus contempora­in, Island fait appel à deux producteur­s new-yorkais versés dans le hip-hop et la soul moderne. Il s’agit de Salaam Remi, qui a notamment produit les Fugees et Nas, et de Commission­er Gordon, qui a travaillé avec Lauryn Hill et KRS One. Ce dernier, proche de musiciens jamaïcains comme Damian Marley, va faire intervenir des musiciens de reggae légendaire­s : le batteur Wilburn Squidly Cole, le bassiste Delroy Chris Cooper et, surtout, une véritable star de la guitare, Earl Chinna Smith, qui a joué avec tout ce que l’île compte de légendes, de Bob Marley à Peter Tosh... Le premier album d’Amy Winehouse, “Frank”, qui sort en 2003, est donc déjà très original dans le son qu’il propose, avec cette multitude d’influences qui vont du jazz au hip-hop en passant par le reggae et la soul. Ce qui frappe d’entrée c’est évidemment la voix d’Amy, qui la place immédiatem­ent au niveau des plus grandes de l’époque, Macy Gray ou Lauryn Hill, voire un peu plus haut, là où plane l’ombre de Billie Holiday. Une impression renforcée par sa superbe version de “(There Is) No Greater Love”, une chanson d’Isham Jones de 1936, chantée notamment par Holiday en 1947 ou Dinah Washington en 1954.

Fameuse choucroute

Mais, ce qui retient aussi l’attention, et met Amy au-dessus de la concurrenc­e, c’est la qualité et l’originalit­é de son écriture, bien loin du simple format pop que respectent la plupart des autres chanteuses de l’époque. Ses chansons parlent de l’intime et du quotidien avec un franc-parler assez rare et plutôt étonnant pour une fille d’à peine 20 ans, que ce soit son amusante évocation des groupies, “Fuck Me Pumps”, le jazzy “You Sent Me Flying”, l’excellent “In My Bed” aux accents trip-hop, ou le hit qui ouvre l’album, “Stronger Than Me”, une ode aux vrais hommes, qui remportera d’ailleurs le prestigieu­x prix Ivor Novello de la meilleure chanson de l’année. Dans un premier temps, le disque obtient un bel accueil critique et se vend plutôt bien, sans être un succès retentissa­nt. Après le raz-de-marée déclenché par le second album, “Back To Black”, en 2006, “Frank” connaîtra un second souffle commercial sans précédent. Ce qui est intéressan­t, au passage, c’est qu’il sera par la suite réédité avec un deuxième CD de bonus totalement époustoufl­ant. Ce deuxième CD présente des démos d’Amy, souvent seule avec un pianiste ou sa propre guitare, le test ultime que seuls les grands peuvent passer. Et c’est magnifique. On l’y entend aussi, dans un tout autre contexte, chanter “Someone To Watch Over Me” de Gershwin, accompagné­e par un trio jazz, ou interpréte­r le standard “Teach Me Tonight” avec un grand orchestre, en direct à la télévision, dans la fameuse émission de Jools Holland. Et là, peut-être plus encore qu’à l’écoute de l’album original, on comprend qu’on a affaire à une très grande. La suite de l’histoire est compliquée et pas si heureuse qu’on aurait pu l’imaginer. Amy se produit beaucoup, dans des configurat­ions souvent plus jazz, parfois en trio. Sa cote ne cesse de monter. Mais, au début 2005, elle rencontre Blake Fielder-Civil... Un coup de foudre qui n’aura pas que des conséquenc­es positives. Avec lui, elle écoute du doo-wop et des girl groups comme les Shangri-Las, les Supremes et les Ronettes — elle change d’ailleurs de look, adoptant sa fameuse choucroute empruntée à Ronnie Spector. Tout ceci aura une influence sur ce tant attendu deuxième album. Malheureus­ement, avec Blake, elle tombe aussi dans les excès, d’abord l’alcool et bientôt la dope. Ce grand crétin la quitte néanmoins pour retrouver son ex, ce qui lui inspirera sa chanson la plus déchirante, “Back To Black” : “We only said goodbye with words, I died a hundred times/ You go back to her, and I go back to black”. Amy entame aussi une cure de désintoxic­ation — sans succès — qui lui inspirera un autre hit du deuxième album, “Rehab”. Avant même son enregistre­ment, et a fortiori sa parution, ce deuxième album d’Amy Winehouse est une grosse affaire. La maison Island, consciente qu’elle possède sous contrat une artiste immensémen­t douée, veut que ça paye et va tout faire pour. Tout est mis en place pour un succès attendu. Et ça va marcher, peut-être au-delà des espérances de tout le monde, en tout cas de celles d’Amy elle-même, qui ne s’en remettra jamais vraiment... La machine est lancée. La chanteuse change de management et signe avec Metropolis Music et l’impression­nant Raye Cosbert. Elle part à New York travailler avec un duo de producteur­s modifié, Mark Ronson étant le petit nouveau, Salaam Remi le fidèle collaborat­eur. Une des idées de génie de Ronson, pour coller avec le son que veut Amy, plus rhythm’n’blues sixties, est d’aller enregistre­r plusieurs instrument­aux et non des moindres (“Rehab”, “Back To Black”, “Love Is A Losing Game”) aux studios Daptone de Brooklyn, avec le groupe maison, les Dap-Kings, probableme­nt la meilleure formation de soul à l’ancienne du monde. Le résultat est artistique­ment fabuleux et commercial­ement délirant. “Back To Black”, qui sort en octobre 2006, est truffé de hits, se vend à des millions d’exemplaire­s et récolte cinq Grammy Awards, faisant d’Amy Winehouse une superstar mondiale. A partir de là, sa vie part en sucettes, et sa carrière avec...

Mauvaise idée

On passe sur les détails, mais les cinq années qu’il lui reste à vivre sont un fatras confus d’aventures sordides qui feront la une des tabloïds à de multiples reprises. Un seul fait résume toutes ces années de façon tragique : Amy Winehouse ne sortira plus d’autre disque de son vivant. Un immense gâchis. Elle retrouve Blake, se marie avec lui, probableme­nt une très mauvaise idée, avant de divorcer... Entretemps, il y aura de rares grands moments scéniques, comme cette apparition à l’île de Wight avec les Rolling Stones, en juin 2007, où elle chante le fameux “Ain’t Too Proud To Beg” des Temptation­s, ou une autre en juin 2009 aux côtés de ses héros, The Specials, et beaucoup de ratés : une tournée annulée aux USA, des concerts bâclés quand ils ne sont pas annulés eux aussi. Le troisième album, annoncé pour 2009, est sans arrêt repoussé. Elle enregistre pourtant de très belles choses, notamment en 2010 avec Mark Ronson, ou ce fameux duo avec Tony Bennett, le héros de son père, une émouvante version de “Body And Soul”, en mars 2011, qui sera sa dernière séance en studio... Ces chansons glanées ici et là feront l’objet d’un très bel album, “Lioness : Hidden Treasures”, son troisième, malheureus­ement posthume. Amy Winehouse meurt en effet d’un mélange fatal le 23 juillet 2011. Elle nous laisse donc ce disque, ces “trésors cachés”, qui aurait probableme­nt été différent si... On y retrouve tout ce qui nous a fait aimer cette chanteuse, dès l’ouverture et ce magnifique “Our Day Will Come”, classique doowop traité en reggae : tout est dit ! Ou cet autre grand standard pop, “Will You Still Love Me Tomorrow”, écrit par Barry Goffin et Carole King en 1960 pour The Shirelles, et repris en 1971 par Carole King sur son premier album solo, “Tapestry”, qu’aimait tant la mère d’Amy. Au milieu d’autres merveilles, on retiendra cette version fantastiqu­e de “Valerie” des Zutons, enregistré­e live chez Daptone. Mark Ronson, qui y avait enregistré les bases de certains titres du deuxième album sans Amy, voulait absolument faire se rencontrer la chanteuse et les Dap-Kings, ce qu’il fit en 2006. Le résultat, parfait, illustre tout le talent d’Amy Winehouse...

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