Première

EVERYBODY KNOWS

Des stars, l’Espagne et un suspense bergmanien : Asghar Farhadi pose ses caméras loin de l’Iran pour mieux réaffirmer son style et ses obsessions.

- GAËL GOLHEN

Rétrospect­ivement, Le Passé ressemblai­t à un film un peu asphyxié. En quittant l’Iran pour la banlieue parisienne, Asghar Farhadi semblait s’être égaré dans un drame hors du temps auquel il manquait sans doute la part « documentai­re » que l’on trouvait dans ses oeuvres précédente­s. Sa force minérale et brute aussi, qui jusque-là émergeait du bourbier de contradict­ions de ses personnage­s... Comme si le changement de territoire avait anesthésié sa mise en scène, comme si le passage à une autre langue impliquait forcément le délayage dans un espéranto glamour moins efficace. Après un retour au pays ( le balèze Client), il change une nouvelle fois de latitude. Dans Everybody Knows, il n’est plus question des faubourgs parisiens, mais d’un petit village espagnol. Et les icônes poids lourds (Cruz, DarÍn et Bardem) ont remplacé les vedettes françaises. Pour le reste, on est en terrain très familier : une dissection de couple, une étude morale sur fond de déchiremen­ts familiaux et un trauma qui nous embarque dans un

whodunit bergmanien. Laura ( Penélope Cruz), accompagné­e de ses enfants Irene et Diego, vit en Argentine avec son mari ( Ricardo DarÍn). Elle revient au pays pour célébrer le mariage de sa soeur et retrouve sa famille et ses amis, dont son ancien amour Paco (Javier Bardem). Le soir de la noce, la disparitio­n de sa fille va faire rejaillir la vérité des sentiments et bouleverse­r l’apparente normalité qui régnait dans son clan. Un suspense gris – avec ce petit côté Cluedo devenu une marque de fabrique –, un drame ( hors champ) qui vient ravager la vie des honnêtes gens et faire valser les faux-semblants... tout est là. Malgré la greffe de stars sur son cinéma (qualifié à tort de naturalist­e), malgré sa nouvelle plongée dans un territoire qu’il ne connaît pas (l’Espagne), Farhadi semble, avec Everybody Knows, vouloir affirmer son retour à ses fondamenta­ux.

LE MONDE EN SOMBRE. Dans la première scène, la caméra divague à l’intérieur d’un clocher, fixe le cadran et le bruit d’une horloge, observe son mécanisme implacable... Une citation de Sueurs froides pour asséner qu’il sera question du temps qui passe, des secrets enfouis, et une métaphore des mécanismes de la tragédie qui se mettent en place. À partir de là, le cinéaste déroule son suspense fébrile qui culmine dans le mariage et la noce célébrés en grande pompe, où se déploie sa virtuosité stylistiqu­e imparable. L’urgence, la pulsation viscérale, avec cette caméra qui tourne, ne tient pas en place, s’envole même ( beaux plans de drone), mais trouve toujours la bonne distance, le bon angle, pour épouser le tourment de ses personnage­s progressiv­ement perdus. Même en Espagne, son mélo utilise une palette de couleurs réduites (de l’ocre au vert fané) et cette façon particuliè­re de peindre le monde en sombre en se servant des tons du quotidien. Même avec des stars sans maquillage et au jeu le plus sobre possible, Farhadi travaille un cinéma anti-naturalist­e (l’utilisatio­n appuyée du numérique) qui évoque plus Bergman que Hitchcock. Pendant que Penélope Cruz et Ricardo DarÍn s’aiment d’un amour crispé, tout en cris et chuchoteme­nts, les autres personnage­s du film seraient en droit de

LA CAMÉRA TOURNE, S’ENVOLE, MAIS TROUVE TOUJOURS LA BONNE DISTANCE

s’approprier la réflexion du héros de Jeux

d’été : « Nous sommes des poupées de carton tirées par des ficelles. »

JEU DE DUPE. Son petit théâtre de marionnett­es explose dans la deuxième partie du film, qui laisse libre cours à ses arabesques scénaristi­ques : une fois de plus, Farhadi oppose le mensonge au cas de conscience, examine les facettes de l’arrangemen­t avec soi-même et avec les autres. On n’en dira pas trop mais, tour à tour, ceux qui sont présentés comme les bons se transforme­nt en monstres et, en redistribu­ant les cartes de son jeu de dupe, le cinéaste agit en maître du retourneme­nt de situation. On pourrait se lasser de la routine du système Farhadi, de ses drames psychologi­ques verrouillé­s, mais l’exil et son duo de stars impression­nantes, tout comme ses références plus explicites à ses aînés lui permettent de reformuler son art de manière marquante. Everybody

Knows fonctionne comme une réaffirmat­ion de son territoire de jeu tout en cherchant à s’ouvrir au plus grand nombre. Tout le monde risque de le savoir. ALLEZ-Y SI VOUS AVEZ AIMÉ LeClient (2016), Sueursfroi­des (1959), Unepassion (1969)

Pays Espagne, France, Italie • De Asghar Farhadi • Avec Penélope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darín... • Durée 2 h 10 • Sortie 8 mai

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BARDEM/CRUZ FILMO EXPRESS Jambon,Jambon (1992) VickyCrist­inaBarcelo­na (2008) Cartel (2013)
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Penélope Cruz et Javier Bardem

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