Coupe d’Europe
Pas de finale à Marseille en 2020
C’est le propre des lieux où l’homme ne va pas ou peu. Des milliers d’histoires, sombres, drôles, véridiques ou totalement fantasmées entourent ainsi la Sibérie. James, un Irlandais ayant passé vingt ans de sa vie à explorer la « grande fédération de Russie », raconte qu’un jour de blizzard, à Magadan (un port de la Sibérie orientale), il vit les pompiers intervenir près d’un arrêt de bus du centre-ville. « Il faisait -52 °C cet après-midi-là. Un mec assez bourré est sorti d’un bar, s’est approché de l’arrêt de bus où j’attendais et s’est mis à uriner, à la vue de tous. Il avait malheureusement mal calculé son coup et, au bout de quelques secondes, s’est aperçu qu’à cause du froid, son sexe était resté collé à la barre en métal. L’intervention des pompiers a duré près de quarante-cinq minutes. » Trente millions d’êtres humains, soit trois par kilomètre carré, se partagent la Sibérie, un territoire grand comme vingt fois la France, une immensité courant du Pacifique à l’Oural, une province zigzaguant des frontières de la Mongolie au détroit de Béring. Pour rejoindre la Sibérie orientale, les Girondins ont mis près de vingt heures. Les Parisiens ? À peine moins. « Le piège, tranche l’ancien capitaine de Krasny Yar, Oleg Shukailov, serait de considérer la Russie avec des yeux d’Européen. Ici, nous avons tous à l’esprit de vivre dans le plus vaste pays du monde. 10 000 kilomètres et onze heures d’avion séparent Kaliningrad de Vladivostok. Même Napoléon s’y est perdu… »
À Krasnoïarsk, cité minière d’un million d’habitants, l’UBB affrontait donc Enisey-STM, le champion de Russie. Le Stade français, lui, ferraillait contre l’autre club de la ville, Krasny Yar, vicechampion en titre. Rashid Bikbov, ancien pilar de la sélection nationale russe, raconte : « En Russie, le rugby reste un sport exotique. Mais en Sibérie, il est numéro 1. Pourquoi ? Depuis une vingtaine d’années, le gouvernement local en a fait une discipline scolaire et chez nous, comme en Nouvelle-Zélande, les enfants grandissent avec une balle ovale dans les mains. Ici, on ne joue pas au foot… » Sur les 40 000 licenciés que compte la Fédération russe, les deux tiers sont donc issus des terres les plus froides du pays, là même où l’EPCR souhaiterait gagner des parts de marché, étendre son influence et, qui sait, séduire de nouveaux partenaires financiers. Les deux plus gros clubs de Sibérie, malgré des budgets modestes (2,5 millions d’euros), évoluent en effet sur l’un des sols les plus riches au monde. Bikbov, encore : « À Krasnoïarsk, nous avons du bois, de l’eau, de l’or et, surtout, de l’aluminium. Je suis d’ailleurs persuadé qu’un jour, les grands industriels de la ville nous soutiendront. » Quand il parle de « grands industriels », Rashid Bikbov fait avant tout référence au patron de Rusal, Oleg Deripaska, dont la fortune personnelle est estimée à 42 milliards d’euros. Dernièrement, des contacts ont été noués avec l’oligarque et si, un jour, le magnat de l’aluminium décidait d’investir ne serait-ce qu’une goutte d’eau de son capital dans le rugby sibérien, la Coupe d’Europe se verrait rapidement dotée de deux nouvelles superpuissances.
LES BRÛLURES DE L’HISTOIRE
En attendant que ne s’incarne la chimère, le rugby de Krasnoïarsk vit sur les ruines encore fumantes du socialisme, au temps où le championnat de l’URSS comptait soixante matchs par saison. « Les jeunes se plaignent de trop voyager, se marre Shukailov, sacré dix fois champion de Russie avec Krasny Yar. Mais à l’époque du bloc, on allait sans mot dire à Tbilissi (Géorgie), Kiev (Ukraine) ou Bucarest (Roumanie)... Jusqu’en 1991, il n’était pas rare que la Coupe des fédérations se superpose au championnat. On disputait alors deux matchs par weekend ! » Au bout du monde, Girondins et Parisiens ont découvert des installations pour le moins spartiates, un modeste stade de 4 000 places, de petits vestiaires en bois et, surtout, des températures négatives. « Nous avons perdu vingt-cinq degrés en deux jours, souriait le Bordelais, Jean-Baptiste Dubié. Quand l’hiver arrive, les clubs de Sibérie sont obligés de se rendre à Sotchi (à 5 000 kilomètres !) parce qu’ici, tout est gelé. » À Krasnoïarsk, les routards du Top 14 ont aussi fait connaissance avec l’architecture chaotique d’une ville construite sur un trésor mais façonnée à la hâte, où les barres d’immeuble d’un gris sale se déroulent sur des kilomètres et donnent à la cité un air maussade, une mélancolie toute russe. « Les gens d’ici sourient peu, nous disait, jeudi, le talonneur de l’UBB, Adrien Pélissié. On dirait qu’ils ont souffert. » Rapport ou pas, Krasnoïarsk hébergeait sous Staline l’un des nombreux goulags de Sibérie. Un musée, en ville, rend d’ailleurs hommage aux déportés du stalinisme. « Nous n’aimons pas raviver nos plaies, confie Bikbov dans un soupir. Mais les soirs où la vodka réchauffe la maison et délie les langues, on parle encore du Petit père des peuples », de ces marées de déportés, de ces 10 millions d’hommes et de femmes envoyés dans les camps de Sibérie après avoir été accusé de haute trahison au gré d’une rumeur et d’un procès fantoche. À ce sujet, les historiens de Krasnoïarsk racontent aussi comment les geôliers des goulags mettaient à profit la rudesse de l’hiver sibérien pour mater les « zeks » (les détenus) les plus retors : le soir venu, les opposants au Parti étaient donc attachés, nus, au milieu du camp de travail. « Le froid faisait le reste, conclut Bikbov. Par -50°C, le corps ne résiste pas longtemps. »
« À Krasnoïarsk, nous avons du bois, de l’eau, de l’or et, surtout, de l’aluminium. Je suis d’ailleurs persuadé qu’un jour, les grands industriels de la ville nous soutiendront. »
ZHVANIA, LE RUSSOPHONE
De 1930 à 1953, 1,6 million d’êtres humains ont perdu la vie dans les goulags des terres gelées. Au plus profond de la taïga, des voies ferrées rouillées et des wagons abandonnés sont autant de cicatrices dans la mémoire collective russe. « Ici, sourit Zurabi Zhvania, on essaie d’éviter les sujets qui fâchent, en particulier la politique… » Le pilier du Stade français, né à Tbilissi peu après la chute du bloc soviétique, a appris le russe à l’école et compte une poignée de « potes » géorgiens dans les rangs de Krasny Yar. Il se marre : « Vous savez que la première ligne de leur équipe est à 100 % géorgienne ? Ils savent recruter en Sibérie ! » Recruter sans pouvoir concurrencer, toutefois, le marché européen : à Krasny Yar, le plus gros salaire culmine à 3 500 € mensuels. « Le championnat russe n’est pas aussi homogène que le Top 14 ou celui de Géorgie, poursuit Zhvania. Les deux équipes de Krasnoïarsk écrasent un peu la compétition. » Au sein d’une même ligue, six équipes professionnelles cohabitent ainsi avec quatre entités encore amateurs et donnant au rugby russe les allures d’un joyeux foutoir, équivalent pour Enisey-STM ou Krasny Yar au haut du panier de Pro D2, au ventre mou de Fédérale 1 pour les autres. « Un jour, conclut Shukailov, je suis pourtant certain que nous parviendrons à mettre de l’ordre dans notre rugby. Et ce jour-là, les Français ne viendront plus en Sibérie avec leurs espoirs… » ■
Rashid BIKBOV, ancien pilier international russe