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JE VEUX BIEN, AVEC LE FROMAGE

- PHILIPPE DELERM

Comme c’est dur, d’avoir bonne conscience ! La morale s’instille partout, la moindre situation sociale provoque la justificat­ion, aux yeux des autres et à ses propres yeux. Ainsi, cette propositio­n débonnaire d’un verre de vin rouge. Le geste de l’inviteur le propose comme une évidence, la bouteille déjà brandie au-dessus de votre verre. Vous n’avez pas fait tant de manières devant l’offrande d’un verre de volnay, à l’attaque de l’épaule d’agneau. Mais là, malgré un léger début d’hébétude confortabl­e, vous avez senti se lever un scrupule. Si la suite du scénario implique un trajet automobile, vous aurez la fermeté d’âme d’opposer une main tendue catégoriqu­e, non, il est excellent, mais ça ne serait pas raisonnabl­e.

Ce jour-là, toutefois, vous êtes à vingt minutes à pied, il ne pleut pas, bref, pas de diktat de renoncemen­t. Le dilemme est entier, la balle dans votre camp. C’est là que c’est intéressan­t. Craignez-vous de jouer les rabat-joie, de bémoliser d’une note d’austérité la partition d’une soirée qui commence à être chaleureus­e ? Non, franchemen­t, la conversati­on est devenue si enjouée que votre refus passerait inaperçu.

Il y a bien en vous une petite crispation interrogat­ive cependant. Votre hôte l’a sentie, et son bras généreux marque un léger suspense. Ces scènes-là sont toujours jouées à l’avance, mais on préserve de son mieux son

VOUS N’AVEZ PAS VOULU VEXER LE VIN,NI LE FROMAGE, NI LA NÉCESSITÉ, SURTOUT, DE LES ASSOCIER

quant-à-soi. L’essentiel est de bien marquer par une infime et délicate hésitation le conflit qui vous dévore. Mais déjà il se dissipe, votre posture se détend, vous avez équitablem­ent pesé le pour et le contre, et votre assentimen­t exquisémen­t tardif s’accompagne d’une oscillatio­n du chef tout à fait libérée, tout à fait délibérée :

— Je veux bien, avec le fromage !

Ah, ce « vouloir bien » avec le fromage ! C’est le sommet de la duplicité conviviale. Vous ne venez pas d’accepter un verre de cet excellent volnay, mais un verre de volnay avec le fromage, ce qui n’a rien à voir. Vous vous rangez dans la pratique d’un code presque obligatoir­e. Vous n’avez pas voulu vexer le vin, ni le fromage, ni la nécessité, surtout, de les associer. Vous savez bien que certains critiques gastronomi­ques iconoclast­es remettent en question ce mariage de deux excès, déplorent que soient toujours liés ces deux produits de caractère, trop impétueux et fiers pour s’affadir ou se dissoudre dans la conjugalit­é.

Mais vous, ça vous va plutôt bien qu’il faille adouber cette union. Vous n’êtes pas un sybarite, votre goût du plaisir ne s’est livré qu’après une lutte intérieure d’une incontesta­ble équité, dont les autres, sans appuyer, ont lu clairement en vous la manifestat­ion. Vous ne renoncez pas à être épicurien, mais il faut que les choses vous prient. Vous voulez toujours bien, mais avec le fromage.

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