JE VEUX BIEN, AVEC LE FROMAGE
Comme c’est dur, d’avoir bonne conscience ! La morale s’instille partout, la moindre situation sociale provoque la justification, aux yeux des autres et à ses propres yeux. Ainsi, cette proposition débonnaire d’un verre de vin rouge. Le geste de l’inviteur le propose comme une évidence, la bouteille déjà brandie au-dessus de votre verre. Vous n’avez pas fait tant de manières devant l’offrande d’un verre de volnay, à l’attaque de l’épaule d’agneau. Mais là, malgré un léger début d’hébétude confortable, vous avez senti se lever un scrupule. Si la suite du scénario implique un trajet automobile, vous aurez la fermeté d’âme d’opposer une main tendue catégorique, non, il est excellent, mais ça ne serait pas raisonnable.
Ce jour-là, toutefois, vous êtes à vingt minutes à pied, il ne pleut pas, bref, pas de diktat de renoncement. Le dilemme est entier, la balle dans votre camp. C’est là que c’est intéressant. Craignez-vous de jouer les rabat-joie, de bémoliser d’une note d’austérité la partition d’une soirée qui commence à être chaleureuse ? Non, franchement, la conversation est devenue si enjouée que votre refus passerait inaperçu.
Il y a bien en vous une petite crispation interrogative cependant. Votre hôte l’a sentie, et son bras généreux marque un léger suspense. Ces scènes-là sont toujours jouées à l’avance, mais on préserve de son mieux son
VOUS N’AVEZ PAS VOULU VEXER LE VIN,NI LE FROMAGE, NI LA NÉCESSITÉ, SURTOUT, DE LES ASSOCIER
quant-à-soi. L’essentiel est de bien marquer par une infime et délicate hésitation le conflit qui vous dévore. Mais déjà il se dissipe, votre posture se détend, vous avez équitablement pesé le pour et le contre, et votre assentiment exquisément tardif s’accompagne d’une oscillation du chef tout à fait libérée, tout à fait délibérée :
— Je veux bien, avec le fromage !
Ah, ce « vouloir bien » avec le fromage ! C’est le sommet de la duplicité conviviale. Vous ne venez pas d’accepter un verre de cet excellent volnay, mais un verre de volnay avec le fromage, ce qui n’a rien à voir. Vous vous rangez dans la pratique d’un code presque obligatoire. Vous n’avez pas voulu vexer le vin, ni le fromage, ni la nécessité, surtout, de les associer. Vous savez bien que certains critiques gastronomiques iconoclastes remettent en question ce mariage de deux excès, déplorent que soient toujours liés ces deux produits de caractère, trop impétueux et fiers pour s’affadir ou se dissoudre dans la conjugalité.
Mais vous, ça vous va plutôt bien qu’il faille adouber cette union. Vous n’êtes pas un sybarite, votre goût du plaisir ne s’est livré qu’après une lutte intérieure d’une incontestable équité, dont les autres, sans appuyer, ont lu clairement en vous la manifestation. Vous ne renoncez pas à être épicurien, mais il faut que les choses vous prient. Vous voulez toujours bien, mais avec le fromage.