SYLVAIN TESSON
Par les livres et par les champs
Le vieux continent se débattra avec le possible détricotage du projet européen, tandis que son organisation sociale issue de l’après-guerre sera accablée par les flux migratoires intenses en provenance de sa périphérie instable et souvent menaçante, et l’accroissement des inégalités sous la pression économique de la mondialisation. » Qui est cette cassandre occupée à livrer pareilles prophéties ? Un complotiste de catacombes ? Non, c’est le National Intelligence Council américain dans un rapport tout juste publié en français sous le titre Le Monde en 2035 vu par la CIA ( Editions des Equateurs). L’Europe, d’après les agences américaines, s’achemine vers son déclin démographique, économique, vers le crépuscule de son influence. Pakistan, Chine, Inde, Indonésie : autour du monde, toutes les nations se réarment, se renforcent, s’éveillent. Toutes imitent le mode de vie européen, rêvent de notre prospérité et de notre liberté, s’inspirent de l’énergie superbe de la petite péninsule occidentale, laquelle, soudain, est tenue de renoncer à sa domination. Ainsi donc, nous aurions guidé le monde (comme la statue de la Liberté) et devrions nous passer de récolter les fruits de notre génie ?
LA FORCE DU RÊVE
Renoncer ? Non ! Un moyen existe de reconquérir la gloire et la force envolées. Si nous voulons survivre dans les décennies qui viennent, entourés des mastodontes en plein ébrouement, il faut inventer les Etats-Unis d’Europe. L’homme qui lance cet appel et consacre à ce projet un étrange livre intitulé Combattre ! à la croisée du manifeste et de l’essai d’anticipation n’est pas un énarque. Il a fait le tour du monde en voilier, a traversé les jungles de la Papouasie, s’est dévoué à des causes humanitaires, a combattu avec les moudjahidin afghans et s’engage aujourd’hui avec les forces kurdes syriennes antiislamistes. Patrice Franceschi l’affirme en filigrane : des années d’aventures l’autorisent à réfléchir aux stratégies politiques globales. L’avantage des écrivains qui ont bivouaqué sur les lignes de front est de donner des livres débarrassés de toute abstraction.
Les Etats-Unis d’Europe imaginés par celui qui survola le monde en ULM inverseront le règne de la quantité marchande qui a précipité le déclin de l’Europe et entraîné la dépression psychique de ses habitants et rendront à la politique son primat sur l’économie. Franceschi en est convaincu : il faut redonner des rêves à des populations réduites à une fonction de clientèle de duty-free; il faut « faire de grandes choses ensemble » plutôt que se contenter de « vivre ensemble » (ce désir de plante verte). Les pages de Combattre ! rappellent la confession prêtée à Jean Monnet quelques années après la création de l’Europe : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture. » Franceschi ne se contente pas de haranguer le lecteur sur le thème des élans de l’âme et des forces de l’esprit. Fidèle à sa formation de parachutiste, il fait de l’instruction et détaille les étapes techniques nécessaires à la constitution des Etats-Unis d’Europe. La langue, la monnaie, le choix d’une capitale, la mise en place des administrations fédérales : tout le processus logistique, minutieusement décrit, est du ressort de la volonté. Si on le veut, on le peut, il suffit pour cela de lancer le mouvement, de créer un « processus de conviction » pour que, en quatre-vingts ans, dans l’« intervalle d’une vie humaine », le projet voie le jour. En résulterait ce que nous n’avons jamais réussi à faire en un demi-siècle d’existence du Moloch bruxellois : une fédération guidée par un principe de solidarité, unie autour d’une vision, dotée d’une politique étrangère, militaire et diplomatique car, rappelle Franceschi, « il n’y a pas d’existence sans puissance ».
L’HUMANISME COMBATTANT
Le livre fera se gondoler les sarcastiques. Ces gens qui s’érigent « contre tout ce qui est grand ». Franceschi leur répondra que son projet est « un rêve sans utopie », inspiré par une philosophie nouvelle : l’« humanisme combattant », et qu’il est urgent de reprendre l’« ascendant psychologique sur le destin » . Souvenons-nous de la phrase de François Mauriac, cité par Philippe Sollers dans Contreattaque (un titre pour Franceschi) : « Je prendrai la politique, je la baptiserai littérature et elle le deviendra aussitôt. » Après tout, assène Franceschi aux hommes politiques du marigot contemporain, ce projet est « la dernière aventure qui nous reste ». Si on ne veut pas l’épouser, prière de se référer au rapport de la CIA, qui a au moins l’avantage d’offrir une prévision météorologique fiable pour les tempêtes à venir.