Avant la fin du monde
Justin CRONIN Entamée il y a plus de dix ans avec Le Passage, la trilogie trouve son dénouement avec La Cité des miroirs. Et installe Justin Cronin au panthéon des romanciers postapocalyptiques. Lire a rencontré l’auteur chez lui, au Texas.
Mi- février, à Houston, Texas, c’est encore l’hiver mais les journées sont presque chaudes. La quatrième ville des Etats-Unis est même sujette à des pluies orageuses aussi fortes que brèves. C’est là que Justin Cronin, qui a grandi à Boston, étudié à Harvard puis vécu à Philadelphie, s’est installé en 2002. Pour enseigner l’écriture à la Rice University, grande université privée qui accueillit notamment sur ses bancs les jeunes Joyce Carol Oates, Howard Hughes ou encore Larry McMurtry. Après avoir publié quelques novelas, celui qui était alors un frais quadragénaire venait à peine de voir paraître son premier recueil de nouvelles : Mary and O’Neil (traduit en 2003 au Mercure de France, sous le titre Huit Saisons). Lorsque nous le rencontrons en ce début d’année, dans sa demeure d’un quartier résidentiel non loin du campus, il s’apprête pourtant à tourner une page importante : retourner vivre dans le South Boston de sa jeunesse.
C’est que sa vie a bien changé au cours des quinze dernières années. Après un premier roman en 2004, Quand revient l’été (Mercure de France, 2007), il est devenu en 2010 un écrivain adoubé par Stephen King en personne. C’était pour Le Passage, premier tome d’un titanesque projet mixant sciencefiction, récit postapocalyptique et grand roman d’aventure. Dans un monde dévasté, Cronin imaginait une jeune fille au passé mystérieux (lequel forme l’arc dramatique de la trilogie), miraculeusement épargnée par la tragédie dite des « viruls » (des humains transformés en vampires et ayant décimé le continent nord-américain). S’étirant sur près de mille ans, alternant les allers- retours entre les époques, cette saga ébouriffante voit se croiser une tribu de survivants mutants (les Douze, qui donnent leur nom au deuxième volume), des chefs militaires corrompus, des gouverneurs, des espions, des explorateurs, des fermiers, des criminels. Un univers qui fait écho aux fantômes du nazisme, à l’eugénisme, au mythe du surhomme, aux cauchemars et aux utopies politiques du XXe siècle. Il y est aussi question de familles, d’amour, d’anges et de mythes. C’est un pari fou… lancé à l’auteur par sa fille. Lorsque Cronin lui demanda quel livre elle aimerait lire, la jeune Iris répondit : « L’histoire d’une fille qui sauve le monde. » Ainsi naquit le personnage d’Amy Harper Bellafonte, autour de qui se déploie un cycle dont cette Cité des miroirs, qui paraît aujourd’hui en France, est une conclusion de haute intensité émotive et fictionnelle.
Cette grande oeuvre marquait l’incursion dans un genre romanesque très codifié d’une plume qui ne s’y était pas encore frottée. Se rappelant « l’état de mauvaise humeur et de peur » qu’il traversa après le 11-Septembre, Cronin vit alors revenir des influences de jeunesse : « J’ai grandi durant les années soixante, pendant la guerre froide, période où la science-fiction était très présente : Isaac Asimov, Ray Bradbury, Star Trek ou La Planète des singes. Nous n’avions alors peur que d’une chose : la guerre nucléaire. A la chute du mur de Berlin, on a cru que tout irait bien et qu’on n’aurait plus besoin de cette littérature. La tragédie des Twin Towers a engendré le retour de cette peur, plus globale, imprévisible et permanente. Chez moi, elle s’est traduite à travers ce genre. » Admettant aujourd’hui être parfaitement à l’aise dans la science-fiction (« un art du plaisir et du divertissement, par lequel on traite de grandes questions publiques et sociales »), Cronin avoue aussi y avoir trouvé le moyen d’exprimer une peur « personnelle et générationnelle » : « Nous sommes les premiers à avoir pensé deux choses contraires mais simultanées : la science peut nous sauver, mais elle peut aussi nous tuer. »
Portant haut ses 55 ans, Justin Cronin savoure maintenant le plaisir d’avoir remporté un pari qui a transformé sa vie : d’après le Houston Chronicle, ses ventes lui ont déjà rapporté plus de trois millions de dollars. Après avoir rédigé toutes ces pages (près de 2 400 au total pour la version française de la trilogie), il s’apprête à poursuivre dans la sciencefiction. Et sourit d’à peu près tout, sauf d’un Donald Trump qui lui fait peur. Et quand Cronin a peur…
« La science peut nous sauver, mais elle peut aussi nous tuer. »