LE RÊVE LE PLUS LONG DE L’HISTOIRE
ertains écrivains s’occupent à veiller sur les figures de proue. Jean-Pierre Perrin ravive la mémoire d’Alexandre le Grand. Dans son essai poétique, Le Djihad contre le rêve d’Alexandre, le reporter de guerre médite sur le fantasme somptueux du Macédonien. Alexandre voulait fusionner l’Orient et l’Occident. Et le prince emmena son armée vers le Levant pour donner corps à sa vision. En Afghanistan, il faillit réussir, rappelle Perrin. A un moment, le génie grec et la beauté bouddhique se rencontrèrent. « Le Macédonien sait que la guerre ne se résume pas à la faire. Aussi apporte-t-il avec lui une culture, notamment pour comprendre l’autre, fut-il l’ennemi. » Et dans le sable d’or des vallées afghanes se dressèrent alors les statues des bouddhas de Bâmiyân aux traits apolliniens, deux « guetteurs mélancoliques ». C’était un rêve « pacifique », un « imaginaire généreux ». Lecteurs, souvenez-vous ! Les bouddhas furent dynamités par les talibans en 2001. Le rêve était mort. Pourtant, cette fécondation indo- grecque « aurait pu donner un autre destin à l’Afghanistan », mélancolise Perrin. qu’il se laissait enjôler, il ne se doutait pas que des chefs de guerre comme Djallal ud-Din Haqqani préparaient le « djihad global ». Dans ces frontières afghano-pakistanaises dont Perrin brosse un tableau magnifique, la figure « de l’homme nouveau destinée à revivifier l’Oumma » était en train de s’élaborer. « Comment imaginer que l’insurrection afghane [ allait] servir de matrice à une vaste entreprise militaro- religieuse qui s’étendra au monde entier ? » La grande opération de propagation planétaire du fondamentalisme musulman prenait pourtant corps là-bas, dans les confins pachtouns « dont les pointes sont Peshawar, le Waziristan et Djadji »…
Au moment où les résistants anticommunistes fourbissaient leurs armes pour la restauration du califat mondial, une imposture intellectuelle se développait en Europe. Sous l’impulsion des Frères musulmans et avec la complicité d’une intelligentsia en mal de nobles causes, une cinquième colonne morale diffusait le concept d’« islamophobie ». Dans un essai limpide et aiguisé – Un racisme imaginaire – Pascal Bruckner démonte la mécanique de ce verrouillage de la pensée.
La technique consistait à transformer une « religion en race » et à faire croire qu’une critique théorique (comparable à la critique du socialisme, par exemple) exprimerait une « haine de l’autre » . Rien de moins ! Point culminant de l’« imposture », l’islamophobie se prétendait comparable à l’antisémitisme!
Le résultat de la manoeuvre consterne Bruckner : l’islamophobie est l’« arme de destruction massive du débat intellectuel ». La tactique cache des objectifs : empêcher toute réforme de l’islam, étouffer tout débat sur lui, surfer sur le « grand marché de l’affliction », donner à tous les « idiots utiles » du gauchisme impuissant l’occasion d’excuser la violence de prétendus « opprimés », exploiter la « haine de soi » d’un Occident « toujours coupable ».
Bruckner avec sa limpidité et son courage coutumiers dissipe le brouillard de cette guerre psychologique : « La France est détestée par les intégristes non parce qu’elle opprime les musulmans, mais parce qu’elle les libère. »
Jean-Pierre Perrin, Pascal Bruckner,
Redonnons la parole à Perrin : « L’anéantissement des bouddhas de Bâmiyân, conclut-il dans son récit, apparaît […] dans l’ordre tragique des choses. » Nous autres, Européens, qui assistons au retour du tragique dans notre histoire, ne sommes pas obligés de finir en poussière comme les deux statues. D’abord ne pas trembler, ensuite rester debout.