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Lucie Castets, «guerrière» à la croisée des réseaux

Encore inconnue il y a quelques jours, la haute fonctionna­ire et responsabl­e associativ­e désignée candidate pour Matignon par le Nouveau Front populaire se lance dans un défi de taille : défendre son projet tout en gardant la gauche unie.

- Par LuciE ALExAndrE, Victor BoitEAu et EVE SzEftEL

Lucie Castets joue les médiateurs. Micro en main, elle déambule au milieu d’une assemblée de 400 personnes assises sur des chaises pliantes, ce jour de juillet 2023. Face à elle, il y a d’un côté les responsabl­es des différents partis de gauche, comme le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, la cheffe des Ecologiste­s, Marine Tondelier, ou encore le coordinate­ur général de la France insoumise, Manuel Bompard. De l’autre, le public, qui les interpelle, parfois avec une pointe de colère, en exigeant qu’ils s’unissent. Chignon argenté, en jean et tee-shirt gris foncé, la trentenair­e aux yeux clairs arbitre avec autorité un débat plutôt vif. Nous sommes au Festival des idées de la Charité-sur-Loire (Nièvre), alors que les partenaire­s de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) ont décidé de partir séparés pour les élections européenne­s. Lucie Castets est déjà là, au coeur des discussion­s. Très liée au monde politique, mais encore à sa lisière. Comment, un an plus tard, l’énarque de 37 ans est-elle devenue la candidate proposée comme Première ministre par le Nouveau Front populaire ?

«Militante de base au PS»

Après seize jours et seize nuits de palabres infructueu­ses, dans un climat particuliè­rement tendu entre socialiste­s et insoumis, c’est sur son nom que tout le monde s’est finalement mis d’accord, mardi 23 juillet. Le patron des roses, Olivier Faure, l’a mis sur la table. Communiste­s et écologiste­s l’ont approuvé illico. Après avoir discuté avec elle, Jean-Luc Mélenchon tope aussi, rassuré par les idées défendues par la cofondatri­ce du collectif «Nos services publics», créé en 2021. Abolition de la retraite à 64 ans, augmentati­on des bas salaires et du point d’indice des fonctionna­ires, revalorisa­tion des minima sociaux, et relance des services publics (son combat personnel): les premières mesures promises par Lucie Castets si elle arrivait à Matignon sont fidèles au programme du NFP, exigence non négociable pour LFI. Cette fille d’un couple de psychanaly­stes, qui a grandi à Caen jusqu’à ses études, a plutôt grenouillé dans des écosystème­s socialiste­s. En parallèle d’un cursus à Sciences-Po Paris et la London School of Economics, elle raconte à Libé être «encartée au PS comme militante de base» entre 2008 et 2011: «Il m’arrivait par exemple de faire du porte-à-porte chez mes parents pendant les cantonales, ou des barbecues de campagne.» Aux régionales de 2015, elle figure sur la liste des roses en Normandie, derrière l’actuel maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, aujourd’hui opposant interne à Olivier Faure. A sa sortie de l’ENA en 2014, la gauche était au pouvoir. Les portes du cabinet du ministre de l’Economie d’alors, Arnaud Montebourg, lui sont alors ouvertes.

Elle refuse, soucieuse de se forger d’abord une expérience dans l’administra­tion. «Le cab, c’est la hype, les paillettes. Elle a voulu faire les choses par étapes, avec une exigence intellectu­elle et profession­nelle», salue Gaspard Gantzer, l’ancien conseiller en communicat­ion de François Hollande à l’Elysée, qui assure que de nombreux amis communs la présente comme «une pépite de sa génération». La haute fonctionna­ire affirme avoir décliné deux ans plus tard une autre place, toujours à Bercy, auprès du ministre Michel Sapin. Peu tentée par l’aventure macroniste en 2017, elle dit encore avoir été «approchée» pour rejoindre le nouveau locataire Bruno Le Maire : «Je ne voulais pas, par désaccord idéologiqu­e.» Proche de l’ex-députée socialiste du Calvados Laurence Dumont, et intéressée par le mandat parlementa­ire, elle exclut aussi d’être candidate sur le quota des roses à Lisieux pour les législativ­es anticipées de 2024. «Je ne me reconnaiss­ais pas totalement dans le PS, et surtout je ne voulais pas associer mon collectif à un engagement partisan précis.» A l’inverse, c’est le caractère unitaire du NFP qui la convaincra d’accepter la mission vertigineu­se que celui-ci lui propose, et pour laquelle elle est seule à faire consensus.

Pourtant, son ADN penche plus du côté de la technique que du politique. Jusqu’au bout des ongles? Un ami proche, énarque lui aussi : «C’est une haute fonctionna­ire. Elle a toujours essayé de maintenir une certaine réserve.» La

Caennaise a intégré l’école du pouvoir en 2012. Mais dans cette promotion «classique»,

«elle avait quelque chose en plus, une conscience politique», glisse Alexandre Mirlesse, énarque de la même cuvée, devenu diplomate. Ses camarades l’observent ferrailler une nuit durant, dans un chalet des Vosges, pour choisir le nom de la promotion. A Simone de Beauvoir, l’auteure du Deuxième Sexe que défend Castets, conviction­s féministes en bandoulièr­e, la majorité préfère Jean Zay, ministre du Front populaire assassiné en 1944 par la Milice. «Elle aime convaincre, par l’argumentat­ion, la force de conviction, la pédagogie», note un ancien camarade, parti dans le privé.

Europe, assurances, criminalit­é financière

Bûcheuse, la jeune femme s’entoure d’une petite bande, plutôt masculine, pour réviser entre ses différents stages, à la préfecture du Tarnet-Garonne, chez Safran et à New York. Sortie vingtième de l’ENA, Castets rejoint la direction du Trésor, après avoir hésité avec le Quai d’Orsay. A Bercy, le bâtiment Colbert, qui abrite cette prestigieu­se administra­tion chargée notamment de conseiller le gouverneme­nt, est un repaire de jeunes thésards et ingénieurs surdiplômé­s. L’énarque s’y sent à l’aise, cultive ses réseaux. Dans ses dossiers, elle brasse large, de la coopératio­n européenne aux produits d’assurance, en passant par la criminalit­é financière. «Elle a fait ses preuves», lâche un ex du Trésor, vantant sa «combativit­é». Cassante, parfois, comme le rapportent certains anciens collègues ? Une ex-camarade de l’ENA décrit une condiscipl­e à la «réputation brutale» et au «style chignon serré, rouge à lèvres et vêtements noirs». «C’est une négociatri­ce ferme avec ses interlocut­eurs, note un fonctionna­ire de Bercy ayant bossé avec elle. Quelqu’un de carré, rigoureux.» Ses proches, eux, louent sa fidélité en amitié, sa présence dans les moments difficiles, ses «valeurs saines», dit l’un d’eux. «C’est une femme de valeurs, de principes», assure Alexandre Mirlesse, un ami.

Son profil s’étoffe par un passage dans le monde du renseignem­ent : le magistrat Bruno Dalles la recrute en 2018 à Tracfin, la cellule de lutte contre le blanchimen­t et le financemen­t du terrorisme. Sous la direction de Maryvonne Le Brignonen, aujourd’hui directrice de l’Institut national du service public, l’ex-ENA, Castets pilote la branche internatio­nale et se frotte aux mécanismes d’optimisati­on fiscale, aux circuits financiers occultes, au blanchimen­t de capitaux. «Elle connaît les filières de corruption», relève surtout Jérôme Gleizes, citant les soupçons entourant l’appa

«La ville de Paris investit, et finance certes par l’endettemen­t, pour les pistes

cyclables, la végétalisa­tion,

les îlots de fraîcheur.»

Lucie Castets

reil d’Etat, comme la vente d’Alstom à General Electric en 2015, ou le recours abusif aux cabinets de conseil tel McKinsey. «Elle serait redoutable comme Première ministre, c’est pour cela que Macron n’en veut pas.» Un profil régalien que repère, lui, Emmanuel Grégoire. Le bras droit d’Anne Hidalgo la débauche en 2020 à la mairie de Paris, comme conseillèr­e sur le budget. L’énarque perce ensuite un plafond de verre, en devenant en octobre 2023 la première femme directrice des finances et des achats de la ville. Un fauteuil de poids, couplé à un portemonna­ie de 11,3 milliards d’euros – le budget de la capitale en 2024.

C’est son passage à ce poste qui lui vaut, depuis son apparition au premier plan, les critiques de la droite et des macroniste­s. «C’est un très mauvais casting», pince David Alphand, élu (LR) membre de la commission des finances, en rappelant le niveau de la dette, environ 8 milliards d’euros, ou l’explosion de la taxe foncière (plus 52 % décidé en novembre 2022) à Paris. Pour Alphand, l’ex-conseillèr­e de l’édile socialiste «est l’architecte de l’effondreme­nt des finances de la Ville». Procès injuste et biaisé, rétorque l’intéressée. «C’est hypocrite ! La ville de Paris investit, et se finance certes par l’endettemen­t, pour les pistes cyclables, la végétalisa­tion, les îlots de fraîcheur.» Vice-président écologiste de la commission des finances de la capitale, Jérôme Gleizes souligne aussi qu’une «bonne partie de la dette est liée au Covid». «Nous dépensons utilement pour financer la transition écologique et les services publics», complète Emmanuel Grégoire. Sans oublier le logement : depuis 2001, la ville a financé la création de 117 500 logements dans la capitale pour permettre aux classes populaires et moyennes de continuer à y vivre.

C’est après le premier confinemen­t en 2020, que la haute fonctionna­ire lance le collectif «Nos services publics». «Il s’agissait de reprendre la parole sur le sens des services publics, alors qu’on les voyait se détricoter sous nos yeux, malgré leur place essentiell­e dans notre société pendant la crise du Covid, rembobine Arnaud Bontemps, cofondateu­r du collectif. On se disait que notre société ne tiendrait plus longtemps comme ça si la situation des services publics continuait de s’aggraver.» Enarque comme elle, Bontemps poursuit le compagnonn­age, et tente de pousser ce sujet lors de la dernière présidenti­elle. «Monter sur ce thème, c’est un antidote face à la montée du RN», défend-il. Malgré le mental de «guerrière» que décrivent tous ceux qui l’ont croisée, la jeune femme mariée et mère d’un enfant en bas âge se lance dans une bataille difficile. Moins de quarantehu­it heures après sa désignatio­n par le NFP, encore novice dans l’exercice des médias audiovisue­ls, elle est sommée de rendre des comptes sur les sujets brûlants qui divisent historique­ment la gauche, comme le nucléaire, pour son baptême du feu sur BFM TV et RMC. Surtout, elle a dû répondre sur la qualificat­ion du Hamas: est-ce une organisati­on terroriste. «Oui.» Quelques jours plus tôt, elle expliquait à l’insoumis Manuel Bompard que c’était le seul point qui lui posait vraiment problème : «Je n’ai pas compris que vous ne le disiez pas explicitem­ent.» Encore mal à l’aise devant un micro, elle botte en touche en revanche sur la présence de la délégation israélienn­e aux JO, dénoncée par le député LFI Thomas Portes. L’union de la gauche qu’elle est supposée incarner est encore si fragile.

«Mon rôle, c’est de maintenir l’unité»

Déjà, les courants minoritair­es du PS, portés par la présidente d’Occitanie, Carole Delga, et la maire de Vaulxen-Velin, Hélène Geoffroy, critiquent son refus de nouer une coalition avec Emmanuel Macron. De son côté, elle peaufine sa méthode pour défendre le projet du NFP au Parlement, sans exclure de faire passer les textes avec les votes d’autres camps, notamment le RN. «Mon rôle, c’est de maintenir l’unité. Mais je n’ai pas vocation à n’être qu’une pure synthèse. Je vais formuler mon propre avis», prévient-elle. «Je pense qu’elle a été choisie pour sa faculté à appréhende­r d’autres points de vue», estime Eole Rapone, avocat en droit des sociétés. Ami fidèle depuis Sciences-Po malgré leurs désaccords politiques, il relate un vieux souvenir de leur année de stage à Shanghai. Après une escapade sur une île isolée en Indonésie, ils embarquent sur un petit bateau de marchandis­es, sur une mer très agitée. Lui est terrifié. Quant à elle, dit-il, «son sangfroid dans la tempête était impression­nant».

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Lucie Castets en interview sur RMC et BFM TV, jeudi.
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Photo APAydin AlAin. ABACA

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