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VENEZUELA «Ce pays n’aura bientôt plus de jeunes»

Dans les quartiers populaires de Caracas, autrefois acquis au chavisme, l’aspiration au changement n’a jamais été aussi grande. Une bonne partie de leurs habitants nd menace de quitter le pays si l’opposition ne remporte pas la présidenti­elle ce dimanche.

- Par BENJAMIN DELILLE Envoyé spécial à Caracas Photos ANDREA HERNANDEZ BRICENO

Les affaires d’Enyer Camejo sont prêtes. Trois gros sacs à dos pour ne pas s’encombrer de leurs maigres possession­s. Dans la lumière crue d’une petite maison de parpaing, au fin fond du très populaire quartier de Petare –fantasmé comme étant le plus grand bidonville d’Amérique latine –, ses deux fils de 4 et 5 ans sautent partout. Ils se jettent, tout sourire, dans les bras des invités qui se succèdent. Gloussent en jouant à cache-cache entre les jambes des adultes qui masquent tant bien que mal leurs yeux humides. Le visage radieux des deux gamins vante l’excitation du départ. La mine soucieuse de leur père, qui vient de fêter ses 40 ans, traduit la fatalité de l’exil. Sa petite famille s’apprête à embrasser le destin, parfois tragique, des 7 millions de Vénézuélie­ns – près d’un quart de la population – qui ont quitté le pays depuis 2015 selon l’ONU.

«Jusqu’à récemment, je n’ai jamais voulu partir. Mais je ne suis pas optimiste pour la présidenti­elle de dimanche», se justifie Enyer. Après vingt-cinq ans de pouvoir chaviste, le sortant Nicolás Maduro risque d’être défait dans les urnes par le candidat de l’opposition unie, Edmundo González. Mais Enyer préfère rester pragmatiqu­e : «L’opposition va gagner, Maduro ne va pas l’accepter, et le pays va de nouveau sombrer dans la violence.»

Avec sa femme, voici des mois qu’ils économisen­t en multiplian­t les petits boulots sans compter leurs heures – lui pour une applicatio­n de VTC, elle, un diplôme d’avocate en poche, en faisant le ménage dans les quartiers cossus de Caracas.

Avec la vente de leur voiture, ils ont enfin réuni les 6 000 dollars (5 530 euros) nécessaire­s à leur départ. De quoi éviter le Darién –300000 Vénézuélie­ns ont franchi en 2023 cette jungle hostile, jonchée de cadavres – en s’envolant pour le Salvador, où ils ont obtenu un visa. Puis de remonter en bus sur la route dangereuse qui les mènera au Mexique et la frontière des Etats-Unis. «Ensuite, on verra», souffle-t-il sans cacher son inquiétude qu’une victoire de Donald Trump, le 5 novembre, ne barricade encore plus un pays déjà fermé à double tour.

«BAIN DE SANG»

Dimanche, ils iront voter à l’aube pour Edmundo González puis partiront pour l’aéroport, sans attendre les résultats. «J’ai peur que lundi, le gouverneme­nt ferme la frontière», explique Enyer qui semble avoir retourné le problème dans tous les sens. Le candidat de l’opposition occupe une avance confortabl­e dans tous les sondages. Mais Nicolás Maduro, qui a promis un «bain de sang» en cas de défaite, semble convaincu de l’emporter, ce qui fait craindre des fraudes. «Même en cas de victoire d’Edmundo, il faudra attendre six mois avant l’investitur­e, puis encore des mois avant que la situation ne s’améliore.» La majorité des voisins d’Enyer préfèrent tout de même patienter jusqu’à lundi, avec une anxiété à la hauteur de l’incertitud­e. Et si l’opposition venait à perdre, une enquête de l’Institut Delphos révèle que 23 % des Vénézuélie­ns envisagent d’émigrer.

En regardant le mari de sa nièce et les enfants jouer comme si de rien n’était, Joanna laisse un sanglot s’échapper. Elle s’était promis de ne pas pleurer. «Ce pays n’aura bientôt plus de jeunes pour être reconstrui­t, souffle celle qui ne compte plus les adieux. C’est pour ça que dimanche, il faut aller voter pour le changement. Sinon, on devra sérieuseme­nt considérer le départ nous aussi.»

Il y a un quart de siècle, les quartiers populaires qui ceinturent Caracas ont grandement contribué à la victoire fracassant­e du socialiste Hugo Chávez sur la promesse d’une meilleure répartitio­n de la rente pé

«Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui est parti à cause de la crise. Maintenant, il faut sécher nos larmes et aller de l’avant.»

Katiuska Camargo en campagne pour l’opposition

trolière du pays aux plus grandes réserves connues au monde. Aujourd’hui, les inégalités sont de retour et ces quartiers semblent n’avoir jamais été autant acquis à l’opposition contre son successeur, Nicolás Maduro.

Dans le dédale de rues qui grimpent et serpentent dans la montagne sur laquelle Petare s’est construit en désordre, on lui reproche à la fois sa responsabi­lité dans la grave crise économique qui a fait chuter le PIB du pays de 80% en moins d’une décennie – aggravée par les sanctions américaine­s contre le pétrole vénézuélie­n– et sa dérive autoritair­e pour se maintenir au pouvoir. Tous les jours, depuis des semaines, Katiuska Camargo, cheffe communauta­ire qui fait campagne pour l’opposition dans le quartier de San Blas, sillonne inlassable­ment les moindres ruelles de cet immense labyrinthe pour pousser ses voisins à voter : «Je n’ai jamais vu un tel engouement.»

Il ne tient pas tant à la personnali­té d’Edmundo González, diplomate discret de 74 ans presque inconnu il y a encore quatre mois, qu’à l’immense popularité de María Corina Machado, la cheffe de l’opposition. En janvier, le gouverneme­nt lui a interdit de se présenter en espérant stopper tout net la dynamique naissante qui le menaçait. Mais cette ancienne députée de 56 ans, ultralibér­ale, a reporté les votes sur le candidat centriste. Le tout en lissant ses idées très droitières avec un discours simple : le besoin de changement pour permettre «la réunion des familles». Il n’en fallait pas plus pour convaincre les millions de foyers déchirés par l’émigration massive.

«Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui est parti à cause de la crise, explique Katiuska. Maintenant, il faut sécher nos larmes et aller de l’avant.» Toutes les personnes croisées dans ces quartiers oubliés racontent des histoires similaires. Là, une grand-mère qui n’a connu son petit-fils qu’au travers d’un téléphone, ici, un père malade qui craint de ne jamais revoir les siens. Beaucoup d’enfants, enfin, séparés de leurs parents depuis des mois, voire des années. «On va gagner et je vais retrouver mes fils», s’enthousias­me Tatiana Novare, qui vend des produits cosmétique­s qu’elle achète en gros. L’aîné se trouve aux Etats-Unis, le cadet en Colombie. Si ce n’est pas eux qui reviennent, c’est elle qui les rejoindra. Elle reste pour sa mère malade, supporte la séparation grâce à la compagnie de Chanel, une siamoise qui ronronne sur le comptoir de sa petite épicerie et la suit comme un parfum. «Plus personne ne veut de ce gouverneme­nt, siffle-t-elle. S’ils gagnent, c’est parce qu’ils auront triché.»

«La peur a sauté»

Elle interpelle Ovidio, un quinquagén­aire bonhomme et maigre comme un fil, qui porte une casquette rouge héritée de ces années à militer pour le chavisme. «Je ne me reconnais plus en Maduro, avoue-t-il. Bien que je trouve María Corina très radicale, elle me fait penser à Javier Milei [le président argentin, ndlr], il est nécessaire que le pouvoir change de mains.» A part les fanatiques de la première heure, même les soutiens du président Maduro voient mal comment celui-ci pourrait gagner. «C’est vrai qu’ici, beaucoup de gens votent pour l’opposition, concède Minerva Rosa del Toro, 57 ans, qui remercie Chávez pour avoir donné à des femmes noires comme elle une place qu’elles n’ont jamais eue. Mais les gens se mettent un doigt dans l’oeil s’ils croient que ces bourgeois vont les sortir de la misère.»

La misère et le racisme, c’est ce qui a fait revenir Carlos Figueira du Pérou : «Quitte à être pauvre, autant l’être chez moi.» Ce commerçant, qui joint difficilem­ent les deux bouts, assure que s’il avait les moyens, il repartirai­t cette fois-ci pour les Etats-Unis, où il y aurait plus d’opportunit­és. «Le problème, quand on n’a pas d’argent, c’est le Darién. C’est trop dangereux. Il faut être sacrément désespéré pour passer par là.»

Depuis les hauteurs de la Vega, une autre fourmilièr­e de parpaings dans le sud de la capitale, Eloina Peña, travailleu­se sociale de 62 ans, craint que ce désespoir se matérialis­e dimanche soir. «Si l’opposition perd, c’est sûr qu’il va y avoir une émigration massive», tranche-t-elle, tout en restant prudente sur l’effet potentiel d’une victoire. «Ce que l’on veut, c’est de la stabilité. Mais ce pays n’a plus d’essence, plus d’argent, plus de médicament­s, liste-telle. Le seul succès qui peut arriver dimanche soir, c’est un espoir de commencer à voir la lumière au bout du tunnel.» Manuel Zapata, le prêtre de la paroisse qui a troqué sa soutane pour un maillot du Venezuela, abonde : «Quoi qu’il arrive, des gens vont partir, surtout des jeunes.»

Yasiri Paredes, une autre habitante de la Vega qui travaille pour la prestigieu­se université catholique Andrés Bello, essaie de verbaliser le paradoxe : «La peur a sauté. Les gens n’ont plus peur de voter contre le gouverneme­nt, mais ils ne croient pas le gouverneme­nt capable de concéder sa victoire.» Avec son fils aîné, José, qui vient d’avoir 18 ans et votera pour la première fois, ils craignent que les mots guerriers du président Nicolás Maduro, qui a parlé d’une «guerre fratricide» en cas de victoire de l’opposition, ouvrent un nouveau cycle de violence, quel que soit le résultat. «Ici même à la Vega, il y a des groupes criminels armés jusqu’aux dents qui n’attendent que ça», s’inquiète l’aspirant avocat. Pour s’y préparer, ils ont pris leurs dispositio­ns et fait des provisions. Les 120 dollars (110 euros) mensuels que gagne Yasiri suffisent à peine à payer le transport pour aller travailler. Elle a aussi écrit à son exmari, en vacances en Colombie avec son plus jeune garçon: «Si ça tourne au vinaigre, on te rejoindra.»

De retour dans le salon d’Enyer, l’heure est aux adieux. Le maquillage coule, les mentons tremblent, les nerfs finissent par lâcher. Le stress de cette fin de campagne ne fait qu’amplifier l’émotion. Au point que le constat pessimiste du quadragéna­ire vient à vaciller. «Au fond de moi, même si ça paraît totalement improbable, je ne peux pas m’empêcher d’espérer que Maduro va reconnaîtr­e sa défaite, lâcher le pouvoir, reconnaît-il comme s’il était déjà là-bas, en exil. C’est bizarre tout de même : je ne suis pas encore parti, mais j’ai déjà envie de revenir.»

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 ?? ?? Enyer Camejo s’apprête à émigrer, comme 7 millions de Vénézuélie­ns depuis 2015.
Enyer Camejo s’apprête à émigrer, comme 7 millions de Vénézuélie­ns depuis 2015.
 ?? ?? A San Blas (Caracas), mercredi.
A San Blas (Caracas), mercredi.
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 ?? ?? Johanna voit partir tous ses proches.
Johanna voit partir tous ses proches.

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