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Miles Davis et Juliette Gréco, l’amour dans l’âme

Au printemps 1949, c’est le coup de foudre entre le trompettis­te noir américain et la chanteuse française blanche. Leur histoire d’amour, empêchée par le racisme outre-Atlantique, durera jusqu’à la mort du jazzman.

- Par Jacques Denis DEMAIN NÉANDERTAL ET HOMO SAPIENS

«Je n’avais jamais vu un homme aussi beau et je n’en ai pas vu depuis, dira-t-elle. J’étais dans les coulisses et il jouait : un profil de dieu égyptien !» «C’était de la magie, écrirat-il, j’étais comme hypnotisé, dans une sorte de transe. La musique avait été toute ma vie jusqu’à la rencontre avec Juliette. Elle m’a appris ce que c’était d’aimer quelqu’un d’autre que la musique.» Au printemps 1949, elle a tout juste 22 ans, lui en aura bientôt 23. Il est à l’aube d’une carrière qui le hissera au sommet, elle est encore dans les coulisses de la gloire. Ils vont s’aimer une poignée de semaines. Et toute une vie par procuratio­n.

Miles Davis et Juliette Gréco, voilà un coup de foudre qui a sacrément de la gueule. Tout commence début mai 1949, lorsque le trompettis­te débarque pour la première fois en France à l’occasion du festival de jazz de Paris. Le petit prodige a intégré le groupe du pianiste Tadd Dameron en remplaceme­nt de Fats Navarro, l’étoile filante trop junkie pour assurer cette tournée. Un nouveau monde s’ouvre à lui, celui de Sartre et de Picasso, Saint-Germain et compagnie. Saint-Germain-des-Prés, justement, Juliette Gréco en est la muse, nuit et jour. «Je l’ai rencontrée au cours d’une de mes répétition­s. Elle venait s’asseoir et écouter la musique. […] Je ne savais rien d’elle. Elle était simplement si jolie, assise là, avec ses longs cheveux noirs, son beau visage, petite, stylée, si différente de toutes les femmes que j’avais connues. Elle avait un port différent. J’ai demandé à un type qui elle était», se souviendra Davis, qui reconstrui­ra cette romance parisienne dans son autobiogra­phie tardive, au gré des souvenirs recueillis par l’écrivain et journalist­e Quincy Troupe.

Une liberté recouvrée

Entre celui qui va bientôt donner naissance au jazz cool et celle qui figurera la silhouette idéale de l’existentia­lisme, le déclic fut immédiat, sans un mot. «Le miracle de l’amour», expliquera Gréco plus de cinquante ans plus tard à Philippe Carles, rédacteur en chef de Jazz Magazine, dans un entretien publié en mai 2006 par The Guardian. Il faudra que Michelle Vian, l’épouse de Boris, joue l’entremette­use après des échanges de regards visiblemen­t appuyés. Parfaiteme­nt anglophone, elle était le go-between tout trouvé. Dans la mémoire de Miles Davis, les choses se sont passées un peu différemme­nt : «J’étais fatigué d’attendre que quelqu’un me présente à elle. Un jour qu’elle est revenue à une répétition, j’ai levé l’index et lui ai fait signe de venir vers moi. Quand j’ai pu enfin lui parler, elle m’a dit qu’elle n’aimait pas les hommes, mais qu’elle m’aimait bien. On ne s’est plus quittés.» Une chose est sûre : cela durera moins de trois semaines, une éternité si l’on en juge par les souvenirs de l’homme à la chemise verte, toujours aussi flou dans les détails à l’heure de rassembler ses souvenirs. «Nous devions communique­r par expression­s, par langage corporel. Elle ne parlait pas anglais, je ne parlais pas français. Nous parlions avec les yeux, les doigts. Avec une telle communicat­ion, on sait que l’autre ne vous raconte pas d’histoires. Il faut marcher aux sentiments. C’était avril (sic) à Paris.

Oui. Et j’étais amoureux.» April in Paris n’est-il pas un standard du jazz ?

De rares photos témoignent de cette romance, notamment une qui les voit réunis, avec Charlie Parker, Michelle et Boris Vian, au club Saint-Germain, épicentre historique du jazz made in Paris. «Juliette et moi nous promenions souvent le long de la Seine, main dans la main, nous embrassant, nous regardant dans les yeux, nous embrassant encore, nous serrant les mains.» Pour l’auteur de Kind of Blue, cette passion est une première. «Je n’avais jamais éprouvé ça de ma vie. C’était la liberté d’être en France, d’être traité comme un humain, comme quelqu’un d’important.» Pour l’interprète de Parlez-moi d’amour, ce son de trompette, c’était celui d’une musique synonyme d’une liberté recouvrée. «On s’aimait et on partageait tout. On allait aux restos que l’on pouvait payer. […] On était un peu pauvres. […] J’avais la sensation d’être moi, tout bêtement, c’est dans ma mauvaise nature. Je pense qu’il était surpris de ma liberté et de mon absence totale de regard sur la couleur», confiera Gréco en 2009 à Point de vue.

Justement, parlons-en: une telle histoire dans un monde encore marqué par les différence­s de couleurs de peau, ça ne pouvait pas durer. «Il savait que le noir et le blanc n’allaient pas ensemble, poursuit Juliette Gréco. Il savait que je serais malheureus­e et que j’aurais été traitée comme une pute de bas étage en Amérique. […] C’était tellement pur, tellement beau, tellement étrange.» Alors l’histoire fera long feu, même si elle avait tout pour séduire les magazines. Mais elle donnera naissance au mythe… et à son lot d’arrangemen­ts avec la vérité. «Pourquoi ne vous mariez-vous pas avec Juliette ?» aurait ainsi demandé Sartre à Miles Davis, selon le trompettis­te. Maintes fois relayée depuis, et peut-être enjolivée, l’interrogat­ion du philosophe a pourtant de quoi étonner quand on sait qu’il n’était pas vraiment du genre à demander le mariage, ni pour lui ni pour les autres, note Bertrand Dicale, auteur d’un long chapitre sur cette rencontre dans sa remarquabl­e biographie de Gréco.

L’âme en peine à Harlem

Mais Miles Davis repart vite aux Etats-Unis. Non sans écrire une longue lettre à Michelle Vian dans l’avion qui le ramène à New York. Il va y retrouver Irène, sa première épouse – pas la dernière. Et chuter petit à petit dans l’héroïne, traînant l’âme en peine à Harlem, déprimé par un pays miné par la ségrégatio­n. «A Paris, j’avais compris que tous les blancs n’étaient pas pareils, que certains n’avaient pas de préjugés», confiera Miles Davis pour qui Juliette Gréco fut «la première femme aimée sur un pied d’égalité». L’intéressée se montre moins magnanime, pointant la misogynie du futur sorcier du jazz électrique. «Je crois que je suis à peu près la seule femme qu’il n’ait pas insultée ou méprisée. Il m’a considéré comme un être humain respectabl­e», dira-t-elle au micro de Bertrand Dicale.

Miles Davis reviendra bien souvent à Paris, à la tête de sa propre formation, comme en

Entre celui qui va bientôt donner naissance au jazz cool et celle qui figurera la silhouette idéale de l’existentia­lisme, le déclic fut immédiat, sans un mot.

novembre 1956 où il reverra celle qui, entretemps, est devenue une référence pour toute une génération. Trois ans plus tôt, ils s’étaient déjà croisés à New York, où Juliette Gréco donne un tour de chant. Leur stature a changé, tout comme la nature de leur relation. Lui se montre «méfiant» avant de retrouver cet amour brisé : «Au plus profond de mon coeur, je savais que je voulais – que je devais — la revoir.» Elle est autrement plus ravie, avant de déchanter face au trompettis­te qui se la joue goujat. Un numéro de quinze minutes top chrono où il lui demande tout de go de l’argent. Choquée, elle plie sans broncher. «Miles, tu reviendras vraiment?» l’interroge-telle avant qu’il ne parte, recevant pour toute réponse, cette saillie pour le moins expéditive : «Oh ta gueule ! Je t’ai dit que je t’appellerai plus tard.»

Un an plus tard, ils se reverront au Waldorf de New York, où Gréco invite Miles Davis à dîner. Le repas tarde à arriver, et sera servi avec un raffinemen­t de mauvaises volontés. «Dans ces hôtels, c’était ni nègres ni chiens. […] Tout ça était totalement répugnant, gerbant et immonde. Et j’en ai conçu une immense douleur», racontera-t-elle en 1990 sur Antenne 2. Encore une fois, le noir et la blanche, ça ne passe pas. Ce fut néanmoins l’occasion pour eux de se réconcilie­r et d’entamer une relation durable, fondée sur le respect mutuel. «C’est à l’occasion de ce voyage que nous avons décidé de rester toujours amants et grands amis», raconte Davis. L’épisode du Waldorf ouvre néanmoins les yeux de Gréco : «En Amérique, sa couleur m’était apparue de façon flagrante, alors qu’à Paris, je n’avais même pas remarqué qu’il était noir», confiera-t-elle un brin ingénue, alors même qu’il l’avait prévenue qu’elle risquait de passer pour «une pute à nègres». Il faut dire que le trompettis­te avait été marqué par le destin du boxeur Jack Johnson qui, après avoir terrassé entre 1908 et 1910 plusieurs blancs pour porter la ceinture mondiale des poids lourds – une première pour un noir –, fut contraint à l’exil en France après avoir épousé une femme blanche : dans un disque de jazz-funk hallucinan­t (A Tribute to Jack Johnson), Davis, lui-même boxeur à ses heures, rendra hommage à cet aîné qui, comme lui, aimait les fringues qui claquent et les voitures qui dépotent.

«Mon premier amour»

En 1957, la chanteuse, qui entame une relation avec le producteur Darryl Zanuck, lui présentera Louis Malle, avec qui le trompettis­te va poser une improvisat­ion mythique qui à elle seule crée l’ambiance d’Ascenseur pour l’échafaud. Désormais, les destinées des anciens amants s’écrivent des deux côtés de l’Atlantique. «Entre Miles et moi, il y avait une grande histoire d’amour, du genre qu’on aimerait que tout le monde vive. Tout au long de notre vie, nous n’avons jamais été perdus l’un pour l’autre. Chaque fois qu’il le pouvait, il me laissait des messages dans les endroits où je voyageais en Europe : “J’étais ici, vous non.”»

Jamais ils ne s’oublieront. En 1981, elle le reçoit deux heures chez elle. Il est malade, elle pense que c’est la dernière fois. Pourtant, ils se reverront encore, lors de l’émission Sacrée soirée sur TF1, le 17 octobre 1990, où Miles Davis est l’invité surprise de Juliette Gréco. «Elle est mon premier amour», dira face aux caméras aussi furtivemen­t que définitive­ment le trompettis­te, à l’évidence pressé d’en finir avec l’animateur Jean-Pierre Foucault. Pour honorer sa dulcinée, il avait joué les Feuilles mortes, mais le son feutré de sa trompette fut inaudible : mauvais branchemen­t ? Applaudiss­ements assourdiss­ants? Là encore les versions diffèrent. Peu importe, au fond, il est préférable pour la postérité de ces deux amoureux de se rappeler des paroles de la chanson de Prévert : «C’est une chanson / Qui nous ressemble / Toi, tu m’aimais / Et je t’aimais / Nous vivions tous / Les deux ensemble / Toi qui m’aimais/Moi qui t’aimais/Mais la vie sépare / Ceux qui s’aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit.»

 ?? ?? Miles Davis et Juliette Gréco dans les loges de l’Olympia, à Paris, après un concert du trompettis­te, le 30 novembre 1957.
Miles Davis et Juliette Gréco dans les loges de l’Olympia, à Paris, après un concert du trompettis­te, le 30 novembre 1957.
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PHOtO JEAn-PIERRE LELOIR. GAMMA-RAPHO

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