La Silicon Valley penche de plus en plus à droite
La trumpisation d’Elon Musk est une nouvelle preuve du changement de paradigme en cours dans un monde de la tech où il était autrefois de bon ton d’être progressiste.
La Silicon Valley, berceau de la tech américaine et financeur historique des démocrates, et dont les citoyens votent de façon écrasante «liberal» (à gauche), est-elle en train de virer à droite toute ? Pas encore. Mais des richissimes donateurs, purs produits de la high-tech, affichent désormais leur ralliement à Donald Trump. Ainsi, Elon Musk a définitivement jeté aux orties ses vieux habits de compagnon de route démocrate, puis centriste, achevant sa glissade continue vers l’autre extrémité de l’échiquier politique américain. Le fondateur de Tesla et SpaceX et propriétaire de X l’a trompetté après la tentative d’assassinat du candidat à la Maison Blanche: il va injecter dans la campagne de soutien à Trump 45 millions de dollars par mois, soit 180 millions d’ici le scrutin présidentiel de novembre.
Une paille pour l’homme le plus riche de la planète selon Forbes, qui pèse 250 milliards, mais un coup de pouce plus que significatif. Et un effet d’entraînement potentiel: il est loin d’être le seul milliardaire à se mettre au service de l’ex-chef d’Etat milliardaire revanchard. «Depuis qu’Elon Musk a racheté Twitter et s’affiche ouvertement trumpiste, il y a un effet domino notable parmi les milliardaires de la tech, dit à Libération Romain Huret, historien et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Cette alliance étonnante banalise dangereusement la violence des prises de position de Trump.» La clé de voûte du soutien au candidat républicain s’appelle l’America PAC, un «comité d’action politique» destiné à collecter des dons et doper la campagne, via des pubs notamment, comme l’a révélé le Wall Street Journal. «Fake gnus» (comprendre : fake news), a illico tweeté Trump.
Chouchou. Plusieurs proches de Musk, à commencer par Joe Lonsdale, le cofondateur de Palantir, sulfureuse entreprise de big data partenaire de nombreux services de renseignement, Doug Leone, ex-codirigeant de Sequoia Capital, un fonds d’investissement mastodonte de la Silicon Valley, ou encore David Sacks, entrepreneur de la tech et promoteur de capital-riscollecte que originaire d’Afrique du Sud, sont déjà à la manoeuvre. Sacks, l’un des membres de la «mafia PayPal» –bande d’ex-employés ou fondateurs de cette ex-start-up propulsée leader mondial du paiement en ligne, et dans laquelle figurait Musk –, a même vu la convention nationale du parti républicain lui dérouler le tapis rouge le week-end dernier. Entre deux attaques sur Joe Biden, ce président qui mènerait la planète «à la IIIe guerre mondiale», il s’est aussi illustré par une énième pique contre la Californie et San Francisco. Dont le pouvoir démocrate aurait transformé les rues «en un cloaque de criminalité, de campements de sans-abri et de consommation ouverte de drogue». Peu importe si la municipalité a rappelé en mai que le nombre de sans-abri avait atteint son plus bas niveau depuis dix ans…
Dans cette «mafia PayPal», dont six ex-membres sont désormais milliardaires, figure bien évidemment le premier de cordée des rois de la tech pro-Trump: Peter Thiel. Cofondateur de Palantir, premier financier extérieur de Facebook, l’investisseur n’a jamais caché ses opinions libertariennes – il a soutenu Ron Paul aux primaires républicaines de 2008 et 2012. Surtout, il s’est rallié à Trump dès 2016, jouant même les conseillers officieux en matière de nouvelles technologies. Thiel avait néanmoins pris ses distances après l’assaut du Capitole par les partisans du président déchu, en janvier 2021, assurant qu’il resterait loin de la politique. Cela ne l’a pas empêché de faire son grand retour via le colistier choisi lundi par Trump, J. D. Vance, dont il a assuré le financement de la campagne sénatoriale dans l’Ohio en 2022. Le point commun de cet aréopage : des hommes, pour la plupart blancs, qui abhorrent «l’idéologie woke» (même si Thiel est ouvertement gay), adorent les cryptomonnaies, veulent déréguler les contrôles sur les rachats de start-up. Bref, des partisans d’un rôle de l’Etat le plus restreint possible et militants pour un turbocapitalisme le plus débridé possible. Les géants de la crypto Marc Andreessen et Ben Horowitz, à la tête de fonds d’investissement tentaculaires dans ce secteur, mènent ainsi une guerre politique contre la fragile tentative de régulation de Biden. Les deux hommes ont intensifié leur lobbying à Washington et, dans une vidéo publiée mardi, ils assument leur revirement : bien qu’ex-démocrates, ils considèrent Trump comme «le bon choix».
De fait, celui-ci, autrefois plutôt hostile aux cryptomonnaies, a largement assoupli sa position, assez pour devenir le chouchou de la cryptosphère. En témoigne aussi le soutien, public et financier, des jumeaux Winklevoss, Cameron et Tyler, longtemps connus surtout pour avoir disputé en justice la paternité de Facebook à Mark Zuckerberg, devenus depuis milliardaires : chacun a fait don de 250000 dollars à l’America PAC, rapporte le Financial Times.
«Préoccupant». Chamath Palihapitiya, ex-plus jeune vice-président d’AOL et ancien cadre de Facebook, qui coanime avec Sacks le podcast All-In, est aussi un incontournable dans l’organisation de la de fonds. Ce fils de parents sri-lankais émigré au Canada a connu son heure de gloire, lors de la pandémie du Covid, comme figure de proue des Spac, les «sociétés d’acquisition à vocation spécifique», créées et introduites en Bourse dans le seul but de racheter à terme d’autres entreprises. «Dans les années 90-2000, il était socialement valorisé pour les entreprises de la tech d’être démocrates, alignées sur le progressisme et le multiculturalisme, résume Romain Huret. Aujourd’hui, l’absence de répercussions et de boycott pour Elon Musk souligne un changement significatif, mais préoccupant, dans l’écosystème politique américain.» Il semble loin le temps où 150 personnalités de la Silicon Valley avaient estimé, dans une lettre ouverte publiée en juillet 2016, que l’arrivée au pouvoir de Trump serait «un désastre pour la tech et l’innovation».