Libération

Intelligen­ce artificiel­le : imaginer la suite

Plutôt que de voir l’IA comme une source d’angoisse, essayons d’aborder le sujet de front : à quoi pourrait ressembler cette technologi­e au service de la créativité ?

- Par Éric Chacour

Certaines expression­s semblent n’avoir d’autre objet que d’effrayer. Voyez plutôt : on dira «intelligen­ce artificiel­le» et votre esprit entrera aussitôt en confusion comme on entre en religion ou en fonction – bref, quelque part et pour longtemps. Dites-le en anglais (il faudra que nous reparlions un jour de ce savoureux travers, chers cousins français) et transforme­z-le en acronyme (AI, donc) et nous obtenons un formidable bingo anxiogène. Le spectre de l’ingérence étrangère dissimulé sous le masque d’une branchitud­e suspecte. On n’avait pas trouvé meilleur épouvantai­l depuis les relecteurs sensi… pardon, «sensitivit­y readers», qui avaient valu à mon compatriot­e Kevin Lambert de se retrouver empêtré dans une de ces ubuesques polémiques dont vous avez le secret.

Sentiment d’urgence

Mais revenons à notre IA (en français). D’emblée, l’oxymore nous somme de choisir un camp : l’intelligen­ce ou l’artifice? Je suis comme vous, mon humaine préférence irait au premier. Affaire conclue, la machine se contentera du second. Admettons. Mais voilà qu’elle se met à créer : des musiques, des textes, des images, des vidéos. On s’empresse de les trouver médiocres; on se rassure comme on peut. Et puis un jour, elle se distingue, se met à gagner des prix que des humains, leurrés par leur propre créature, pensaient en toute bonne foi remettre à leurs congénères. «Sommes-nous condamnés ?» s’interroge l’humanité, «Vite, légiférons!» s’exclame la France, un sentiment mêlé d’urgence et d’impuissanc­e s’empare de nous.

Il me semble pourtant que, au-delà de s’écharper sur sa concurrenc­e avec nos cerveaux, nous pourrions aussi envisager l’IA au service de la créativité. Pour vérifier l’intuition, une discussion avec ma consoeur Chris Bergeron, dont l’oeuvre dystopique est hantée par les frontières sans cesse repoussées par la technologi­e. Nous avons parlé de ces ateliers de création artistique dans lesquels elle fait dialoguer intelligen­ces humaine et artificiel­le. «L’idée est d’imaginer les grandes lignes d’une histoire, puis de lancer l’IA sur le sujet. En moins de vingt minutes, on passe d’une feuille blanche à un arc narratif, une ambiance sonore idoine et même l’affiche du film !» s’enthousias­me-t-elle. Alors oui, je vous vois venir. Les menaces que soulève le recours à l’IA sont bien réelles, et je ne les minimise pas. Surtout quand elles pèsent sur le droit d’auteur, pour des profession­s artistique­s déjà fragilisée­s d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique. Mais il apparaît que l’excès inverse consistant à s’opposer formelleme­nt à toute forme d’IA comporte également son lot de risques. «Si l’on ne reconnaît pas la puissance de ces outils en termes de création, la domination culturelle des pays anglo-saxons va s’asseoir pour toujours», prédit Chris. Et de me donner un exemple concret, rencontré lors d’un atelier où elle avait imaginé, avec son groupe de travail, deux synopsis de films qu’ils ont demandé à ChatGPT d’élaborer. «Le premier concernait une religieuse qui réalisait un carnage dans un couvent, le second, l’histoire d’un amour torride entre un détective et un banquier dans les années 1920.» Il se trouve que la machine a refusé de développer l’un des deux, je vous laisse deviner lequel…

Nourrir la bête

Car oui, le propre de l’IA est qu’elle apprend de ses utilisateu­rs ; et tant que ceux-ci seront majoritair­ement états-uniens, elle restera plus encline à censurer les ébats amoureux que la violence. Derrière cet exemple qui prête à sourire, une réalité demeure : celle de se voir imposer des codes culturels qui ne sont pas les nôtres si nous perdons toute proximité avec ces technologi­es. Alors quoi? L’artiste est-il condamné à nourrir la bête qui un jour le dévorera ? Une forme de réponse m’est venue en écoutant Nathalie Azoulai lors d’une discussion sur la culture et la science, dimanche dernier à la Foire du livre de Bruxelles. A la question «ChatGPT remplacera-t-il un jour les écrivains ?» elle a eu cette formule à la fois simple et pleine de sens : «Les IA travaillen­t à partir de ce qui est connu, la littératur­e investigue l’inédit.» N’est-ce pas enthousias­mant, quand on y pense ? •

Pour aller plus loin :

Chris Bergeron, Valide, Philippe Rey, 256 pp., 18 €. Et Nathalie Azoulai, Python, P.O.L, 240 pp., 20 €.

 ?? Photo Cosette ?? Atelier de Chris Bergeron sur l’IA, le 26 mars.
Photo Cosette Atelier de Chris Bergeron sur l’IA, le 26 mars.

Newspapers in French

Newspapers from France