Intelligence artificielle : imaginer la suite
Plutôt que de voir l’IA comme une source d’angoisse, essayons d’aborder le sujet de front : à quoi pourrait ressembler cette technologie au service de la créativité ?
Certaines expressions semblent n’avoir d’autre objet que d’effrayer. Voyez plutôt : on dira «intelligence artificielle» et votre esprit entrera aussitôt en confusion comme on entre en religion ou en fonction – bref, quelque part et pour longtemps. Dites-le en anglais (il faudra que nous reparlions un jour de ce savoureux travers, chers cousins français) et transformez-le en acronyme (AI, donc) et nous obtenons un formidable bingo anxiogène. Le spectre de l’ingérence étrangère dissimulé sous le masque d’une branchitude suspecte. On n’avait pas trouvé meilleur épouvantail depuis les relecteurs sensi… pardon, «sensitivity readers», qui avaient valu à mon compatriote Kevin Lambert de se retrouver empêtré dans une de ces ubuesques polémiques dont vous avez le secret.
Sentiment d’urgence
Mais revenons à notre IA (en français). D’emblée, l’oxymore nous somme de choisir un camp : l’intelligence ou l’artifice? Je suis comme vous, mon humaine préférence irait au premier. Affaire conclue, la machine se contentera du second. Admettons. Mais voilà qu’elle se met à créer : des musiques, des textes, des images, des vidéos. On s’empresse de les trouver médiocres; on se rassure comme on peut. Et puis un jour, elle se distingue, se met à gagner des prix que des humains, leurrés par leur propre créature, pensaient en toute bonne foi remettre à leurs congénères. «Sommes-nous condamnés ?» s’interroge l’humanité, «Vite, légiférons!» s’exclame la France, un sentiment mêlé d’urgence et d’impuissance s’empare de nous.
Il me semble pourtant que, au-delà de s’écharper sur sa concurrence avec nos cerveaux, nous pourrions aussi envisager l’IA au service de la créativité. Pour vérifier l’intuition, une discussion avec ma consoeur Chris Bergeron, dont l’oeuvre dystopique est hantée par les frontières sans cesse repoussées par la technologie. Nous avons parlé de ces ateliers de création artistique dans lesquels elle fait dialoguer intelligences humaine et artificielle. «L’idée est d’imaginer les grandes lignes d’une histoire, puis de lancer l’IA sur le sujet. En moins de vingt minutes, on passe d’une feuille blanche à un arc narratif, une ambiance sonore idoine et même l’affiche du film !» s’enthousiasme-t-elle. Alors oui, je vous vois venir. Les menaces que soulève le recours à l’IA sont bien réelles, et je ne les minimise pas. Surtout quand elles pèsent sur le droit d’auteur, pour des professions artistiques déjà fragilisées d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique. Mais il apparaît que l’excès inverse consistant à s’opposer formellement à toute forme d’IA comporte également son lot de risques. «Si l’on ne reconnaît pas la puissance de ces outils en termes de création, la domination culturelle des pays anglo-saxons va s’asseoir pour toujours», prédit Chris. Et de me donner un exemple concret, rencontré lors d’un atelier où elle avait imaginé, avec son groupe de travail, deux synopsis de films qu’ils ont demandé à ChatGPT d’élaborer. «Le premier concernait une religieuse qui réalisait un carnage dans un couvent, le second, l’histoire d’un amour torride entre un détective et un banquier dans les années 1920.» Il se trouve que la machine a refusé de développer l’un des deux, je vous laisse deviner lequel…
Nourrir la bête
Car oui, le propre de l’IA est qu’elle apprend de ses utilisateurs ; et tant que ceux-ci seront majoritairement états-uniens, elle restera plus encline à censurer les ébats amoureux que la violence. Derrière cet exemple qui prête à sourire, une réalité demeure : celle de se voir imposer des codes culturels qui ne sont pas les nôtres si nous perdons toute proximité avec ces technologies. Alors quoi? L’artiste est-il condamné à nourrir la bête qui un jour le dévorera ? Une forme de réponse m’est venue en écoutant Nathalie Azoulai lors d’une discussion sur la culture et la science, dimanche dernier à la Foire du livre de Bruxelles. A la question «ChatGPT remplacera-t-il un jour les écrivains ?» elle a eu cette formule à la fois simple et pleine de sens : «Les IA travaillent à partir de ce qui est connu, la littérature investigue l’inédit.» N’est-ce pas enthousiasmant, quand on y pense ? •
Pour aller plus loin :
Chris Bergeron, Valide, Philippe Rey, 256 pp., 18 €. Et Nathalie Azoulai, Python, P.O.L, 240 pp., 20 €.