Libération

«Dommage», subtil aux trésors

Le recueil d’Alexandre Gouttard bouscule avec malice le lecteur en le plongeant dans ses retranchem­ents éthiques.

- Par Victor Malzac

Dommage d’Alexandre Gouttard est un livre marquant à plusieurs égards. Il va d’abord à l’encontre de tout ce qu’il serait convenable d’écrire; il ne favorise pas un mode de lecture gentil et innocent. Ce texte assez massif ne conviendra pas à celleux qui cherchent dans la littératur­e du confort, du divertisse­ment, de belles métaphores lyriques ; Dommage ne relève pas de l’entertainm­ent, en dépit de sa langue tout à fait accessible et sa prise de distance à l’égard d’une poésie très loin du sol.

Chansonnet­te. D’abord, le personnage d’Alejandro-Alejandra dérange. Il rappelle Maldoror en non-violent. Il est grossier, moqueur, souvent mystique; il parle (à qui?) de la drogue, des chiens du confinemen­t, de ses fautes morales; il s’empêtre dans des anecdotes bizarres qui suscitent en nous un sentiment constant de malaise ; les titres des parties («Attaque, Hallelujah, attaque», «Demortaliz­er», «La tentation de guérir») donnent d’ailleurs vite le ton cynique de l’ouvrage. Et il arrive que la voix change brutalemen­t, que son ton devienne plus dur ou plus comique, qu’il se mette à pousser la chansonnet­te (en italique dans le texte). On ne comprend donc pas toujours qui parle, les histoires amorcées n’ont pas de fin, les blagues surgissent en plein coeur du chaos.

Il ne faut pas croire néanmoins que le livre est foutraque ; car derrière son air spontané se cache une subtile architectu­re. On y remarque une progressio­n bien pensée, des contrepoin­ts partout, des échos au livre précédent de l’auteur (moi moi moi et les petits oiseaux, Editions de la Crypte, 2020). Le recueil alterne de manière équilibrée entre une forme poétique assumée, proche d’un Laforgue par son effet de rhapsodie, et une tentation narrative en prose, avec des fragments («humaerrant­s, nités») qui rappellent Baudelaire en plus drôle. Le tout donne l’épopée cosmique par le bas d’un personnage trouble, qui fait penser au souffle de Laura Vazquez dans le Livre du large et du long.

Prouesse. Dommage se lit en réalité facilement, si l’on accepte de se laisser faire ; mais une fois le livre terminé, on ne sait pas ce qu’on a lu, et un tracas reste sensible, certaines phrases nous hantent. Alors on y revient. Et c’est là que ce livre est puissant ; car l’envie de le relire, de retourner dans le malaise relève de la prouesse. Dommage nous place en situation de malaise éthique. Le personnage force l’empathie alors même qu’il n’est pas un modèle de sainteté ; mais nous le lisons, l’identifica­tion fonctionne. Il y est question de sujets sociaux essentiels : couleur de peau, pauvreté, maladie mentale, mais sans misérabili­sme aucun, avec une ironie qui fait frémir. C’est ici que réside le plaisir de lecture. Car nous avons été habitué·es à lire des choses qui nous rassurent, qui prouvent notre valeur éthique. Face à un tel texte, nous voilà forcé·es de réfléchir encore à la question du mal, de nos fautes, nos hontes, et nous place face à notre hypocrisie éthique de lecteurice. Alors félicitati­ons à lui.

Alexandre Gouttard Dommage Editions de la Crypte, 209 pp., 18 €.

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