Libération

La bande des Olympiades, les Renois de ma rue

Dans le XIIIe arrondisse­ment de Paris, Koffi, Alhassane et d’autres passent leurs journées au parc. Parmi eux, Djibril annonce qu’il voterait pour Jordan Bardella s’il en avait le droit.

- Par MAHIR GUVEN Photos STÉPHANE LAGOUTTE. MYOP

S’il disposait du droit de vote, Djibril pousserait le bulletin pour Jordan Bardella. Il l’affirme sans gêne, en roulant les «r», avant d’avaler la première gorgée de son «biberon», sa bière du matin. Derrière son comptoir, le cafetier kabyle est scié, sa mâchoire dégringole. «Il a pété les plombs, lui…» lance-t-il aux joueurs de PMU accrochés à la télé. Personne ne relève. Djibril repose son verre, il ajoute à sa déclaratio­n un rire sonore, assez commun en Afrique de l’Ouest. Pour lui, les Français ont raison. Le cafetier tente de le convaincre : «Mon ami, wallah, tu es fou, tu as trop bu hier ou quoi ? Ils vont nous virer.» Djibril regarde par la vitre, «Moi, j’ai les papiers. Ça, c’est des politiques, mon frère», sa manière d’expliquer que le discours du RN ne se traduira pas en méthode. Est-ce qu’il y croit? Comme un tiers des Français, il crie probableme­nt son désespoir. Koffi débarque, c’est un jeune lascar du quartier, ancien animateur associatif, qui traîne avec la bande de Djibril. Lui parle le français à la montreuill­oise, un smartphone dans la poche avec TikTok en favoris. «Dji, il rigole, c’est un bon. En plus, il raconte bien les histoires.»

N’importe qui dirait de Djibril qu’il est un bon gars, il a un sourire large, sincère, il salue les enfants du quartier et n’hésite pas à proposer son aide pour porter un sac. Un bonnet sur la tête, c’est un homme mince, fatigué par la rue et qui se lève de bonne heure. A 7 h 30, il quitte un foyer de travailleu­rs où il dort dans un couloir, par terre. Avant, il était dans une tente au bord du périph, «mon camping», ajoute-t-il avec le même rire. Encore avant, il louait un studio à Villejuif. Entre-temps, il y a eu le bitume d’un parking.

«LE MONDE A CHANGÉ ET LE QUARTIER AVEC»

Vers 8 heures, il est aux abords du «Parc», un beau jardin fleuri dans le sud-est de Paris. Il tue ses journées entre les pins, les bouleaux et les pruniers, avec sa bande. Des blédards comme lui, associés à des migrants plus jeunes lookés à l’américaine et des jeunes lascars de la cité du coin, comme Koffi. Point commun majoritair­e: ils ont la peau noire. Pour le reste, ils viennent de culture et de pays différents. Le stigmate les soude. Koffi expose sa vision de la situation: «Gros, on boit pas pour fuir les problèmes, on boit parce qu’on s’ennuie. Tous là, ils ont été des sacrés bosseurs, bâtiments, restaurati­on, ça les a tués.» Depuis un an, les grilles du parc restent fermées jusqu’à 11 heures. On ne veut pas d’eux à l’aube, ils font trop de bruit. Les voisins se sont plaints à la mairie. Eva, une jeune retraitée du bâtiment en face, n’en pouvait plus de la musique et des disputes. Elle avoue qu’ils ne sont pas méchants, mais dès le lendemain, elle explique son projet de s’inscrire à un stand de tir. «Le monde a changé et le quartier avec.» Le boulanger ne partage pas son avis. Avant, c’était bien pire dans ces rues du XIIIe arrondisse­ment, l’un des derniers faubourgs de Paris héritier de l’ancienne «Zone», ce grand bidonville ceinturant la capitale. Avant, on était habitués à côtoyer des marginaux à Paris. Qui a raison ? Comme en littératur­e, la vérité est celle du lecteur. Justement, Eva aime la littératur­e. Karine Tuil, John Boyne et aussi l’auteur de ces lignes, son voisin. Elle a été lectrice de Libé, bien qu’elle penche plutôt à droite tendance Toubon, et comme beaucoup, aujourd’hui, elle regarde les chaînes d’informatio­n en continu. Au deuxième étage, Mme D., mère de trois enfants, dont un bébé, n’ose plus rien dire à la bande, elle en a marre, ils s’arrêtent un soir, et dès le lendemain rebelote. Elle est en première ligne. Djibril, Alhassane et les autres traînent sous ses fenêtres, ils bavardent jusque tard, l’été. Et puis, il y a eu le «blédard festival», un épisode qui a traumatisé le quartier. A l’été 2022, Karim a dégoté une enceinte portable de 500 watts. Ils l’ont allumée dès le milieu d’aprèsmidi et jusque tard. Ça danse, ça boit, ça chante. Pour cause de canicule, le quartier se couche les fenêtres ouvertes, les enfants ne dorment pas, les bébés au cinquième et au deuxième étages se réveillent toutes les heures en hurlant. Le soir suivant, le père du premier nourrisson descend pour discuter calmement avec la bande. C’est un intello, sportif, boxeur, il en a la carrure, et il s’entraîne d’ailleurs au parc. Les gars le respectent aussi pour ça, il coche les bonnes cases de la loi de la rue, et ils le surnomment «coach». Ce soir-là, tous les voisins ont remercié Coach. La bande a compris, ils ont éteint la musique, se sont excusés en justifiant leur envie de mettre un peu de joie dans leur vie, avant de recommence­r le lendemain. Une fête de la musique au long cours. Même si les mélodies sont enjouées, l’écho entre les immeubles transforme l’atmosphère sonore en un véritable enfer. Depuis deux ans, les voisins multiplien­t les courriers à la mairie et les flics multiplien­t les contrôles. Les enfants ne fréquenten­t plus le parc, à cause des morceaux de verre cassé, des mégots, des membres saouls de la bande, des cris, de la peur de se faire agresser. La rumeur court qu’un «four à drogue» (un point de deal) s’est installé dans le parc, il y en a un quelques dizaines de mètres plus bas. D’après Koffi, ce serait des dissidents de l’autre four qui se sont accrochés à leur bande, et tentent de capter une partie de leur ancienne clientèle.

Malgré ces histoires, les membres de la bande savent être courtois et se faire discrets. A l’heure du déjeuner, ils laissent les bancs aux étudiants de la fac, avec qui il leur arrive de discuter ensemble, voire de rigoler. Comme Karim, jamais avare de bonnes histoires et de blagues. C’est le clown du quartier. Mais parfois, il ne fait rire personne, comme le jour où, ivre mort, il a fait chuter un très vieux monsieur. Coach a appelé les pompiers, le vieil homme s’est cassé le nez et la hanche. La bande a vengé le pépé en cassant la gueule de Karim. Ainsi se digère l’amitié à la sauce de la rue.

LE PARC, C’EST LEUR MÈRE PATRIE

A l’autre bout du parc, les vieux et traditionn­els travailleu­rs maliens en boubou froncent les sourcils quand ils aperçoiven­t la bande. Ils leur reprochent de ne pas faire le ramadan, de trop boire. Deux mondes, deux génération­s. La bande esquive les anciens, leurs réprimande­s et leur refus des plaisirs de la vie à l’européenne.

Qu’ils partent pour bosser à la journée ou plusieurs semaines, qu’ils s’évaporent quelques mois lors d’une histoire d’amour, les gars reviennent toujours au parc. C’est leur

planète, leur mère patrie. Alhassane répète souvent qu’il paie des impôts et qu’il a le droit d’être là. Et c’est plus ou moins ce que la mairie a répondu dans une lettre, insinuant avec un euphémisme mal tourné que les habitants étaient racistes. M. N, au troisième étage, voulait «se faire le maire». Cinquante ans, blouson en cuir, un vieux beau, brun, on dirait un personnage de BD. «Ces vermines, il faut les faire déguerpir au Baygon», un insecticid­e. Il commente l’épisode où ils ont été gazés par la BAC. Coach, l’habitant du cinquième a pris des photos. Au cas où. Le lendemain, il a croisé les baqueux au café en face du commissari­at. Il leur a précisé que ça ne changera rien, ils n’ont nulle part où aller, pas d’appart, pas de famille, enfin si, celle du parc. Le chef des baqueux s’est pincé les lèvres. «Vous voulez les prendre chez vous ? Pourquoi viennent-ils ici se mettre dans cette galère ?» Question légitime, quand on sait que Djibril a une fille au Mali, et qu’il a été forgeron et orfèvre là-bas. Il a quitté son pays à 19 ans, regroupeme­nt familial auprès de ses parents en banlieue parisienne. Ils l’avaient laissé au pays à l’âge d’un an pour s’aventurer en France. Djibril a grandi chez des cousins, des parents qui n’étaient pas les siens. «A l’africaine», dit-il, et ajoute le biberon à la main : «le pire ennemi de l’homme noir est l’homme noir», on comprend les coups, et probableme­nt autre chose. En sixième, il quitte l’école pour apprendre un métier. Il travaille, dans une bijouterie de Bamako, tombe amoureux d’une «petite», une fille de son immeuble. Le père accepte qu’ils se fréquenten­t. On est en 2000. Djibril s’envole pour la France l’année suivante. Direction Drancy pour retrouver ses parents et ses quatre frères et soeurs nés en France. Complet décalage, lui est un blédard. Djibril parle alors couramment le soninké, le bambara et le wolof, et il se débrouille en français. Il suit des cours de mise à niveau, sésame pour une situation. Son père l’emmène travailler à l’usine Peugeot d’Aulnay, il monte et soude des portières. Il gagne sa vie, jusqu’ici tout va bien, le père gère les finances. Premier accroc en 2004, il fait une chute en escaladant la gouttière de son immeuble pour rentrer après avoir fait le mur. Il est majeur mais son père est strict, il ne veut pas le voir sortir. Résultat : neuf mois d’hôpital. En 2006, entre deux missions d’intérim, il s’offre de longues vacances au Mali. Neuf mois encore. Il retrouve sa «petite», ils se marient, elle tombe enceinte, elle perd l’enfant. Djibril repart en France. Les années se suivent, tranquille­ment. Avec sa femme, ils se parlent au téléphone, se revoient cinq ans plus tard, encore pour de longues vacances. Cette fois, une petite fille naît, sa fille chérie. Comme ses parents l’ont fait, il la laisse bébé, l’histoire se répète, elle a 13 ans à présent et pas une journée ne passe sans que Djibril ne parle d’elle.

«JE VOULAIS ÊTRE COMME LES BLANCS»

C’est à partir de 2013, après une dispute familiale qu’il commence à traîner dans le coin du parc. Pétards, bières, petit à petit, il s’éloigne de son boulot de coffreur dans le bâtiment. Il perd son appart. «Ça a été le début des problèmes. Si j’avais su, je ne serais ni venu dans le XIIIe de merde ni en France. Je voulais être comme les blancs. Mais eux n’ont pas envie, je crois. Tu penses quoi, Coach, hein ?» Est-ce qu’il soutient le candidat RN pour s’aligner avec une partie des habitants du quartier ? En attendant, il s’ennuie au parc, il rêve d’une autre vie, d’un boulot, d’être heureux. Ils en discutent avec Pap, le plus vieux, un tonton sage à l’éternelle clope au bec. A côté, Karim, Nico, Issa papotent football, un pétard tourne. Koffi déboule en hurlant, Djibril lui aurait volé ses baskets. Sans sommation, il l’assomme d’une patate de forain et le roue des coups. Coach est au bout de la rue, avec sa fille en poussette, il entend du bruit. Koffi en colère, explose un pack de bière au sol. Une voisine sort au balcon pour l’insulter, il y a des enfants, elle va appeler les flics. Koffi s’excuse avec maladresse, puis explose, elle n’a qu’à pas faire d’enfants. On dirait un reproche adressé à sa mère, qui habite à cent mètres du parc, mais Koffi dort dehors, et il a toujours refusé d’en expliquer les raisons. Comme un enfant qui a honte de sa bêtise, il part en furie. Sur le muret, Djibril est assis, le visage tuméfié. Coach s’approche. «Hier là, on a tous dormi chez Pap, on faisait un peu la fête, et le matin, un connard nous a volé nos baskets. L’autre, il est fou, il m’a battu comme un animal. L’homme noir est le pire ennemi de l’homme noir.» C’est plutôt la rue qui déteste les êtres humains.

Djibril s’effondre en larmes, il a rendez-vous avec sa fille en visio. Il peine à parler, il se tient la poitrine. Depuis les émeutes de juillet 2013 à la suite de la mort du jeune Nahel, il souffre du sternum. D’après Coach, la police a profité des échauffour­ées pour les molester durement, la bande est d’accord, elle n’a pas participé aux émeutes. Une policière a balayé le père de famille devant le parc, il est mal tombé, on l’a hospitalis­é, et il s’est enfui après quelques jours. Depuis son premier accident, il a la phobie des hôpitaux. A présent, il parle comme un éditoriali­ste politique : «C’est la merde. Les jeunes policiers et les jeunes Français, c’est la même racaille. Koffi, je croyais que c’était un ami. Coach, les gens doivent savoir la vérité. Si je meurs, les Français doivent savoir.»

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 ?? ?? Djibril de retour au parc, quelques jours après avoir été roué de coups.
Djibril de retour au parc, quelques jours après avoir été roué de coups.
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 ?? ?? Aux abords du parc, dans le sud-est de Paris, se côtoient marginaux, trafiquant­s de drogues et riverains souvent excédés.
Aux abords du parc, dans le sud-est de Paris, se côtoient marginaux, trafiquant­s de drogues et riverains souvent excédés.

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