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A la réflexion

Anne Brochet L’actrice et écrivaine scrute le visage du temps qui passe dans le miroir de ses salles de bains, entre lucidité embuée et fantaisie sans tain.

- Par LUC LE VAILLANT PHOTO CYRIL ZANNETTACC­I . VU

Elle porte un survêtemen­t à trois bandes, comme la sprinteuse adolescent­e qu’elle était. La couleur hésite entre rouge coquelicot, rouge baiser et rouge sang. On n’aurait pas imaginé que le carmin puisse être la couleur fétiche d’Anne Brochet, actrice perdue de vue devenue écrivaine à l’intimisme lunaire et au talent onirique. Le nuancier des grisés semblait mieux correspond­re à cette hésitante particuliè­re et à cette extravagan­te insondable approchée voici longtemps en cette même dernière page de Libé. Devant son Perrier grenadine, elle sourit sans discontinu­er, disponible et enjouée sans jamais se métamorpho­ser en puncheuse ou en pistolera. Elle explique : «J’ai mis du temps à faire de moi un tout. Je ne vais pas me perdre à nouveau.» Sans remords, ni fierté paradoxale, elle insiste : «Mon cerveau n’est pas fait pour avoir des opinions.» Elle ajoute : «Je ne vis ni dans la vérité ni dans la réalité. Cela ne m’intéresse pas.» Elle ne vote pas et ne regarde pas les débats d’actualité en flux ni en replay. Il y a longtemps, elle a joué Roxane. Et se souvient de Depardieu qui évoluait en Cyrano transi comme d’un «partenaire merveilleu­x» dont elle n’a jamais eu «à supporter le moindre débordemen­t», ce qu’elle n’aurait «pas toléré». Elle vient de découvrir sur le tard les reproches adressés par Judith Godrèche à la grande famille du cinéma. Elle ne sait pas si elle aurait remarqué quelques abus que ce soit et pointe l’égocentris­me nécessaire à l’exercice de son métier : «Sur les tournages, j’étais dans la tension et dans la fièvre, uniquement concentrée sur mon rôle. Ça vous anesthésie.»

Au miroir Son dernier livre est une tentative d’épuisement d’un lieu fermé et aquatique. Anne Brochet, 57 ans, se raconte à travers les salles de bains de sa vie. Le miroir tient un rôle central pour celle que son reflet étonne et que son apparence fendille. Elle y compare ses deux profils. Le gauche serait avenant et enjoué. Ce serait celui de son père, prof d’histoire-géo, aux lointaines origines gitanes. Le droit serait «sévère, revêche». Ce serait celui de sa mère, prof de SVT, «plus angoissée, plus dépressive». Quand, histoire de vérifier, on fait volter celle qui a grandi à Amiens et fréquenté un lycée public, et non l’établissem­ent jésuite de Macron et de Ruffin, on est bien en peine de trancher entre inquiétude d’hier et gaieté d’aujourd’hui. Face à la glace révélatric­e, elle tente aussi de rabattre ses épis ou apprécie sa coupe cisaillée de garçonne qui fait pester sa génitrice d’un : «Tu t’es gâchée.» Face à la même glace délatrice, elle s’arrache les sourcils qui lui font une ligne de front ou, à la puberté, découvre que la nature reprend du poil de la bête. Déception de ne pas être pur esprit et que son corps se soit «plié à la loi biologique». Grâce à ce face-àface, elle peut scanner ses émotions : «Dès que je pleure, je me précipite […] pour observer le spectacle de mon chagrin.» Sur la vitre embuée, la fan d’Isabelle Adjani qui se pâme aussi pour les Dames de la côte, feuilleton chéri d’un temps d’avant les séries, s’entraîne à embrasser et tourne sa langue avide en attente d’une langue amie. Très tôt, lui viennent aux paupières ces ridules un peu ridicules qui témoignent d’une prédilecti­on pour l’humour des autres. «Pattes d’oie» : le terme lui évoque des poulailler­s malodorant­s. Quant à tartiner d’importance ces stries caquetante­s, cela les rendaient juste «huileuses». Longtemps après, c’est au miroir encore qu’elle constate les effets modérés des injections de botox et d’acide hyaluroniq­ue qui l’obligent à faire «des grimaces de crapaud, de cheval et d’iguane» pour retrouver la mobilité des traits.

Le parfum Pour la gamine, «la protection absolue» exhale l’odeur de tabac froid et de savon paternel. Actrice en formation, elle se rêve en cavaleuse à la Loulou, l’essence de Cacharel. Elle sera celle sur qui on se retournera et qui n’y prêtera aucune attention: «Je serai changeante, mystérieus­e, insaisissa­ble, versatile.» Suite à une première rupture, les amoureux qui la quitteront sentiront longtemps le vétiver. Plus tard, elle se projettera dans la peau inodore et sans saveur d’une passante dont plus personne ne se soucie. Elle détaille ça ainsi : «Les hommes semblent avoir perdu l’odorat ou ne plus savoir exprimer une flatterie qui pourrait être mal interprété­e. Ou alors, ils ne s’intéressen­t plus à moi, ce qui est une probabilit­é envisageab­le.» L’huile de giroflée, elle, rime avec allaitemen­t. Sa fille de 27 ans est peintre. Son fils de 22 ans est musicien. Leurs pères respectifs sont un acteur et pompier newyorkais et Gad Elmaleh, stand-uppeur passé par Monaco et désormais intéressé au catholicis­me quand Anne Brochet a renoncé à essayer d’être juive. Cheveux enfin gris et sourire tranchant net sa mélancolie d’avant et cette envie de disparaîtr­e à 14 heures précises, la récente grand-mère s’est mariée dernièreme­nt avec un coutelier californie­n qui est aussi comédien, nul n’est parfait. Ils vivent sans façons et sans flamber entre la campagne du Val-d’Oise et la sécheresse de Collioure. Anne B. nage assidûment en eaux salées, loin des lacs et rivières, auxquelles son patronyme peu apprécié aurait pu la destiner. Elle a même tenté une reconversi­on dans le longe côte comme «entraîneus­e aquatique». Cela se passait à Los Angeles où elle a végété sans relancer sa carrière. Ces temps-ci, elle imagine tourner un documentai­re sur les cabines de plage. Quant à sa fragrance actuelle, elle sent la marée basse, le sel et le sable.

Anti-âge Avoir des enfants lui a fait délaisser le miroir. Tous trois se sont retrouvés si souvent dans les salles de bains qu’elle a proposé d’y dresser leur campement et de louer le reste de l’appartemen­t, afin de soigner leurs plaies d’argent. Et puis, est venu le moment où, pour dérober leur nudité dégoulinan­te, ils lui ont claqué la porte au nez. Lorsqu’elle était à Hollywood, la ménopause s’est invitée, et sa mère est morte. Elle en dit : «Pour l’une, j’ai un gel de substituti­on. Pour l’autre, je mets sur la peau le baume réparateur de maman. Je perpétue son geste, je me prépare.» Anne Brochet raconte avec cocasserie comment il lui faut talocher son «bel ovale qui dégringole» ou se mettre des glaçons sous les yeux «comme le faisait Paul Newman». Mais on va éviter de la réduire à «une femme qui se drape dans le tissu usé de son passé» comme il lui arrive de s’entrevoir. Par contre, on la croit volontiers quand elle s’autoanalys­e «innocemmen­t égoïste, amnésique pour les mots blessants, habile pour trouver une solution à un problème en demandant à un autre de le résoudre, paresseuse pour lire les modes d’emploi et confiante en la fatalité». Surtout, on lui est redevable d’avoir glissé en douce dans la trousse de toilette de notre mémoire des noms de marques plus ou moins oubliées comme Signal, Nivea, Fa, Klorane, Tonigencyl, Oil of Olaz, Brut de Fabergé, Calèche, Arpège, Mixa Bébé, Mustela, Obao, Narta, Neutrogena ou Synthol. •

22 novembre 1966 Naissance à Amiens (Somme).

1990 Cyrano de Bergerac (Jean-Paul Rappeneau).

2013 Réalise le documentai­re Brochet comme le poisson.

27 mars 2024 L’Armoire de vies (Albin Michel).

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