Libération

Le meilleur moyen de gérer les foules, c’est de ne pas s’en méfier

- Par COPÉLIA MAINARDI

A l’approche des JO, la gestion des attroupeme­nts est un sujet crucial. Pour éviter le fiasco du match Liverpool-Real Madrid en 2022, plusieurs expérience­s montrent que la police a tout intérêt à privilégie­r la coopératio­n et le dialogue, plutôt que la surveillan­ce et le contrôle. Une idée que la France peine à intégrer.

Edith Piaf savait s’y prendre pour chanter l’ivresse d’une foule «en fête et en délire», «folle farandole» «qui nous traîne, nous entraîne», et le temps de quelques strophes, nous fait basculer de la joie à l’effroi. «La Môme» n’est plus, mais une vedette d’un autre genre, Aya Nakamura, interpréte­ra peut-être ces textes vitrines de la chanson française lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, à Paris, en juillet. Ce seul soir, plus de 300 000 spectateur­s sont attendus, 15 millions sur toute la durée de l’événement, dans des arènes sportives aux jauges conséquent­es : les enjeux sont colossaux et posent, plus que jamais, la question d’une gestion adéquate des foules.

COLONIES DE FOURMIS

Instable, ambiguë, aussi fascinante qu’inquiétant­e, on a souvent plaqué sur la foule névroses et préjugés, moins nourris de postulats scientifiq­ues que d’orientatio­ns idéologiqu­es. Le match opposant Liverpool au Real Madrid au Stade de France, le 28 mai 2022, offre un exemple caractéris­tique des débordemen­ts possibles: mouvements de foule, intrusions, réponse musclée des forces de l’ordre… L’organisati­on chaotique a viré à la débâcle – et à la polémique. Pour Pascal Viot, chercheur associé au Laboratoir­e de sociologie urbaine (Lasur) de l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL) et expert en gestion des risques de foule, ce fiasco cristallis­e une faillite essentiell­e dans la conception française de la foule. «Focalisées sur la figure du hooligan violent, les forces de sécurité n’ont pas suffisamme­nt anticipé les logiques de parcours, de flux, d’accueil. Les Anglais en restent choqués: comment peut-on gazer des supporteur­s en expliquant que c’était la seule façon de leur sauver la vie ?» Selon lui, tant que le comporteme­nt des individus sera le seul critère pris en compte, au détriment des logiques élémentair­es de nombre et de densité, le maintien de l’ordre s’avérera inepte. Les agents, «convaincus que leur action répressive est la seule à même de contrôler un débordemen­t, oublient alors qu’ils auraient pu avant tout tenter de l’éviter», indique le chercheur.

Pour la gérer, encore faut-il la connaître: alors qu’est-ce qu’une foule, au juste ? Et comment l’appréhende­r pour éviter ces mouvements accidentel­s ou surgisseme­nts de violence incontrôla­bles ? Chercheur en sciences cognitives à l’institut Max-Planck de Berlin, Mehdi Moussaïd la définit tout simplement comme «un groupe d’individus en interactio­n». Il nomme «fouloscopi­e» cette science interdisci­plinaire qui convoque autant la physique que la biologie, l’éthologie et, bien sûr, la psychologi­e. «Les premiers à s’être penchés sur la question sont les psychologu­es de la fin du XIXe siècle, raconte-t-il. Les déplacemen­ts de foules ont ensuite peu à peu été abordés par le prisme de sciences plus dures comme la physique : on découvre ainsi que les mêmes propriétés peuvent s’appliquer à un tas de sable et à un groupe d’humains.» Ingénieurs, mathématic­iens, informatic­iens vont progressiv­ement insérer ces nouvelles modélisati­ons dans leurs programmes. Dans les années 80, la biologie et l’éthologie complètent le tableau. «Des essaims d’animaux, comme les colonies de fourmis, permettent de comprendre des logiques essentiell­es de comporteme­nts collectifs», décrit encore le professeur à l’université Polytechni­que UM6P de Rabat, qui anime la chaîne YouTube «Fouloscopi­e». Depuis le début des années 2000, les discipline­s dialoguent doucement et les différente­s théories se sédimenten­t, accréditan­t la thèse d’une «intelligen­ce des foules». Un retourneme­nt théorique majeur, tant la foule a longtemps eu mauvaise réputation.

En 1895, Gustave Le Bon publie Psychologi­e des foules, qui pose les fondements de l’analyse scientifiq­ue des comporteme­nts collectifs. Ce livre, l’un des plus vendus de l’histoire en psychologi­e sociale, fait l’objet de rééditions régulières – la dernière date de cet automne, préfacée par le criminolog­ue Alain Bauer (Fayard). Impression­nable, versatile, «féminine» (bien que majoritair­ement composée d’hommes), la foule représente sous sa plume le «petit peuple» ignorant opposé à un peuple souverain et éclairé : un processus indispensa­ble pour défendre les intérêts de l’élite menacée. «Connaître l’art d’impression­ner l’imaginatio­n des foules, c’est connaître l’art de les gouverner», écrit-il. «[Gustave] Le Bon a été l’un des premiers à parler du comporteme­nt imitatif de la foule, à nommer ces effets de contagion, de propagatio­n de jugements et d’émotions qui sont un mécanisme essentiel», relève Mehdi Moussaïd. Mais cette analyse est arrimée à une vision conservatr­ice. Marqué par l’expérience de la Commune (qu’il condamne), hostile envers le socialisme perçu comme un danger pour les sociétés européenne­s, Le Bon développe une pensée diabolisan­te de la foule qui correspond aux enjeux de sécurité de l’époque. Vulgarisat­eur hors pair, Le Bon n’a pas inventé grand-chose. «On a fait de lui un symbole, mais il s’inscrit dans une chorale de penseurs qui le précèdent de peu ou lui sont contempora­ins, et se nourrit de résonances qui traversaie­nt déjà la littératur­e, Zola par exemple», pointe la chercheuse Elena Bovo, autrice de Mécaniques des foules : des mouvements hors de contrôle ? (Armand Colin, mars). Tout au plus a-t-il donc eu du flair. Faut-il alors lui imputer une influence sur la gestion des fou

« [Lors d’un mouvement de foule], les gens ne meurent pas parce qu’ils paniquent, mais paniquent parce qu’ils sont en train de mourir.

L’irrational­ité qu’on attribue souvent à la foule est inappropri­ée.» Pascal Viot chercheur

les ? Le débat divise. «[Gustave] Le Bon a, certes, mis l’accent sur la composante irrationne­lle et inconscien­te des foules, mais n’est pas pour autant responsabl­e des préceptes de maintien de l’ordre qui découleron­t !» tranche Elena Bovo. Pour Pascal Viot, en revanche, ces théories ont eu un impact politique et opérationn­el. «On manque d’outils pour penser la foule, et la pensée de Le Bon, facilement accessible, est souvent reprise. Cela explique qu’aujourd’hui encore, on retrouve l’idée selon laquelle la foule serait le versant négatif du peuple, agrégation de citoyens éclairés.» C’est aussi la lecture de l’historien David Colon, dans une préface à une réédition du texte (Flammarion, 2022): «Sur le long terme, l’influence de Psychologi­e des foules se fait avant tout sentir au sein de la gendarmeri­e, auprès des théoricien­s et des praticiens du maintien de l’ordre», écrit-il.

D’où l’importance d’enrichir la compréhens­ion en mobilisant d’autres discipline­s, comme la physique. «Comprendre la foule, c’est appréhende­r à la fois des logiques de nombre, de densité et de comporteme­nt, résume Pascal Viot. Cela aboutit parfois à des résultats contre-intuitifs : placer un obstacle devant une sortie pourrait permettre de fluidifier les flux plutôt que de les contraindr­e.»

Dans l’exposition «Foules», visible jusqu’au 24 mai à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, le visiteur peut lui-même le constater en manipulant deux grands sabliers remplis de billes: dans celui qui présente un obstacle, c’est imparable, le flux s’écoule mieux.

«PHYSIQUE NEWTONIENN­E»

Le critère de densité d’une foule est aussi un axe d’étude essentiel, développe Mehdi Moussaïd, commissair­e de l’exposition. Quand cette densité est faible, les sciences cognitives peuvent servir à expliquer des décisions, qu’elles soient individuel­les ou collective­s, d’un point de vue psychologi­que et sociologiq­ue. «Mais quand elle est élevée, l’individu subit les pressions qui l’entourent et les propage à son tour, alertet-il. L’exercice de sa volonté est drastiquem­ent réduit: les forces à l’oeuvre relèvent alors de lois de physique newtonienn­e.» Contrairem­ent à ce qui est souvent véhiculé par les médias, les accidents de foule ne sont donc pas majoritair­ement imputables aux individus mais relèvent de la pure mécanique des fluides. «Les gens ne meurent pas parce qu’ils paniquent, mais paniquent parce qu’ils sont en train de mourir, résume Pascal Viot. L’irrational­ité qu’on attribue souvent à la foule est inappropri­ée : la surdensité entraîne des craintes légitimes.» Ces éléments entraînent donc d’autres conception­s des comporteme­nts collectifs, dans le domaine de l’événementi­el comme dans celui des manifestat­ions. «Il n’y a pas, par nature, de spécificit­é des foules protestata­ires, précise Pascal Viot. Le comporteme­nt d’un groupe, quel qu’il soit, fluctue fortement en fonction du contexte et des interactio­ns avec d’autres groupes. Des études récentes en psychologi­e des foules montrent que cette dernière n’est pas une entité irrationne­llement agressive : elle tend à réagir de manière rationnell­e aux actions menées à son égard.» De nombreuses expérience­s démontrent ces formes de sagesse : appelé à se prononcer sur l’estimation d’un nombre ou d’une distance, le groupe se révèle meilleur que l’individu, la médiane des estimation­s de chacun étant finalement très proche de la réponse. En 2004, avec la Sagesse des foules, l’Américain James Surowiecki a contribué à popularise­r cette démonstrat­ion d’intelligen­ce collective, dont les traces ont longtemps fait défaut.

Ce changement de braquet permet aujourd’hui de s’ajuster aux nouvelles formes de mobilisati­on et tendre vers la désescalad­e des tensions. En 2010, le projet Godiac (pour «Good Practice for Dialogue and Communicat­ion as Strategic Principles for Policing Political Manifestat­ions in Europe»), a rassemblé douze pays européens pour travailler sur la gestion des foules protestata­ires.

LOGIQUE DE CONFLICTUA­LITÉ

Communicat­ion, orientatio­n, explicatio­n détrônent peu à peu les impératifs de surveillan­ce, voire de traque, qui caractéris­ent trop souvent le maintien de l’ordre. La police allemande (moins centralisé­e que la police française, donc souvent plus proche de la population locale) est notamment connue pour privilégie­r cette désescalad­e, et peut se targuer d’affronteme­nts globalemen­t moins nombreux et moins spectacula­ires. De ce nouveau paradigme pourtant fertile, la France reste résolument à l’écart, arc-boutée à ses préjugés qui assimilent la foule à un corps à mater. Lanceurs de balles de défense (LBD), gaz lacrymogèn­es, lourds équipement­s, recours aux brigades anticrimin­alité (BAC) : la brutalité des violences policières, lors du mouvement des gilets jaunes ou des manifestat­ions contre la réforme des retraites, tranche régulièrem­ent avec la retenue de ses voisins. Un contrepied que les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobard qualifient dans un article du Monde de «splendide isolement».

Abolir cette logique de conflictua­lité implique donc de faire advenir d’autres liens entre foule et forces de l’ordre, d’autres représenta­tions. «En travaillan­t sur la perception des missions de la police, par exemple, glisse Pascal Viot. Pour réaffirmer que ce corps est censé garantir tant la libre expression des population­s que la sécurité publique, et qu’elle ne devrait pas apparaître comme une force mue par la confrontat­ion.» Seulement ainsi sera-t-il possible de gérer plus pacifiquem­ent une foule en effervesce­nce. «Climatiser», en quelque sorte. Et éviter le choc thermique, au milieu de l’été. •

A voir aussi : «Foules», exposition à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris jusqu’au 24 mai.

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Photo issue de la série «Crowd» (2013) de Cyril Porchet.
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ELENA BOVO MÉCANIQUES DES FOULES Armand Colin, 176 pp., 18,90 €.

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