Macky Sall, le lent effritement d’un bâtisseur
Répression de l’opposition, projets coûteux et politique économique critiquée… Le bilan controversé du président sortant a plombé la candidature de son dauphin, Amadou Ba, qui n’a pas su convaincre l’opinion sénégalaise.
Alongueur de journée, des bus fantômes traversent Dakar en silence. Electriques, dotés de couloirs réservés, sécurisés, mais sans passager. Le nouveau réseau de Bus Rapid Transit (BRT) de la capitale sénégalaise, inauguré en janvier par le président Macky Sall, tourne à vide. «On aurait dû commencer l’exploitation il y a deux mois, mais pour des raisons de sécurité, ça n’est pas possible, explique un employé en gilet orange à l’arrêt Grand Dakar, qui surveille un tourniquet qu’aucun usager ne franchit. On attend la fin de la séquence électorale.»
A chaque épisode de manifestation –ils ont été nombreux ces dernières années–, les bus et les gares du réseau ont été caillassés. Le projet est l’un des symboles de la présidence de Macky Sall, forcément honni par ses détracteurs. Il répond pourtant à un besoin réel : Dakar est une mégalopole congestionnée, la circulation est un enfer aux heures de pointe. L’idée d’une ligne de bus non polluante, rapide (la fréquence de passage serait de six minutes), bon marché, est incontestablement vertueuse. Pourtant, le BRT et le Train express régional, les deux programmes de transport phares du président sortant, concentrent toutes les critiques adressées à Macky Sall. C’est ce paradoxe, au niveau national, qui vient de précipiter la chute de son camp politique.
Une Frénésie d’infrastructures
Le coût des travaux du BRT et du TER (1,5 milliard d’euros) est colossal pour un Etat émergent qui disposait, en 2023, d’un budget annuel de 8 milliards d’euros. «Ce sont des investissements de prestige destinés à la classe moyenne et à la classe supérieure, explique l’économiste Khadim Bamba Diagne, de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Le TER [qui relie le centreville de Dakar à la ville nouvelle de Diaminanse dio, ndlr] est emprunté en moyenne par 25000 personnes par jour. Tant mieux pour les passagers, mais c’est dérisoire rapporté au prix du projet.»
L’opposition n’a cessé de dénoncer un programme surfacturé – soupçonnant des malversations, sans jamais en apporter la preuve. Le parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef ), le mouvement antisystème de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko (lire ci-contre), a surfé sur ces accusations de corruption. Un thème devenu épidermique chez les jeunes Sénégalais. Le Pastef a réussi à associer Macky Sall et son Premier ministre, Amadou Ba, surnommé le «fonctionnaire milliardaire», à l’image d’une gouvernance opaque et injuste.
Elu en 2012, réélu confortablement en 2019, Macky Sall a une formation d’ingénieur géologue. C’est un bâtisseur austère, un technicien, qui pense le Sénégal en chef de chantier. En deux mandats, il a construit un aéroport international, deux stades, des autoroutes, un complexe administratif, un centre de conférences, un pont au-dessus du fleuve Gambie, il a lancé un ambitieux plan de développement des énergies renouvelables, créé une compagnie aérienne nationale… Une frénésie d’infrastructures, et d’inaugurations, rassemblées sous un label : le Plan Sénégal émergent. «L’émergence ne donne pas à manger», commentait amèrement un électeur à la veille du scrutin. La croissance du Sénégal (5 % par an en moyenne) est l’une des plus rapides du continent. Mais pendant les douze ans de règne de Macky Sall, le taux de chômage a doublé, les prix des produits de première nécessité
sont envolés après la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine, et le marché immobilier a explosé à Dakar. Les inégalités, profondes, sont devenues plus insupportables pour les jeunes Sénégalais ultraconnectés.
C’est l’un des reproches faits au TER : il reste hors de portée des bourses modestes. L’opposition a surtout dénoncé l’attribution du marché à des groupes français (Thalès, Equans, Alstom). Le souverainisme, surtout quand il est dirigé contre des intérêts français, est l’un des créneaux du Pastef. Alors que l’Afrique de l’Ouest francophone baigne dans un climat d’hostilité de plus en plus marqué à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, les relations cordiales qu’entretient Macky Sall avec les dirigeants occidentaux – Emmanuel Macron en premier lieu – ont été sévèrement critiquées par Ousmane Sonko.
Un mauvais calcul
«L’erreur de Macky Sall et d’Amadou Ba a été
de vouloir gagner l’élection en écartant leurs rivaux, comme ils l’avaient fait en 2019.»
Jean Charles Biagui professeur de sciences politiques
Sous les attaques, le président sénégalais s’est progressivement raidi au cours de son second mandat, traitant ses jeunes opposants radicaux en ennemis davantage qu’en adversaires politiques. L’interminable bras de fer qui l’a opposé à Ousmane Sonko, le leader du Pastef, a fini par ruiner son image de démocrate. La répression des manifestations de l’opposition a fait plus de 60 morts. Plusieurs centaines de jeunes ont été incarcérés sans jugement pour avoir défilé, publié un message sur les réseaux sociaux, ou simplement appartenu au Pastef, dissous l’été dernier. Sonko, idole de la jeunesse, a lui-même été condamné à six mois de prison avec sursis dans une simple affaire de diffamation (envers le ministre du Tourisme), ce qui l’a empêché de concourir à l’élection présidentielle.
«Le pouvoir a refusé de se placer sur le plan du débat d’idées. Il a préféré le terrain de la justice, de l’administration, résume le professeur de sciences politiques Jean Charles Biagui. L’erreur de Macky Sall et d’Amadou Ba a été de vouloir gagner l’élection en écartant leurs rivaux, comme ils l’avaient fait en 2019 [les opposants Karim Wade et Khalifa Sall n’avaient pas pu se présenter à la présidentielle], en nouant des alliances, en jouant à la bonne vieille politique politicienne du Sénégal. Ils ont complètement oublié les électeurs.»
Le coup de grâce a certainement été l’annonce surprise du report de l’élection présidentielle, le 3 février, à la veille de l’ouverture de la campagne, par Macky Sall. Quel qu’ait été son calcul, il s’est avéré mauvais. «Nous sommes chauvins, nous n’apprécions pas que quelqu’un gâte notre image de modèle démocratique», s’amuse Khadim Bamba Diagne. Le Conseil constitutionnel a retoqué par deux fois son report, fixant finalement la date du scrutin à dimanche, soit onze jours avant le terme de son mandat. Le candidat du pouvoir, Amadou Ba, déjà contesté au sein du camp présidentiel, a certainement pâti de ces atermoiements. Il n’a rien fait pour se démarquer de son mentor, faisant campagne sur le thème de la «continuité». Autant la victoire de Bassirou Diomaye Faye est en réalité celle d’Ousmane Sonko, autant la défaite du Premier ministre est en grande partie celle de Macky Sall lui-même. Sur le plan de l’image, de la stratégie politique et même du droit, le Pastef l’a battu à plate couture.
Dans l’ultime ligne droite, Macky Sall a été bon joueur. Le chef de l’Etat a fait libérer ses opposants pour qu’ils puissent battre campagne, a permis le déroulement d’un scrutin irréprochable, et a félicité lundi Bassirou Diomaye Faye pour sa victoire. «C’est la victoire de la démocratie sénégalaise», a-t-il déclaré. Le 14 janvier, il clôturait son discours d’inauguration du BRT par ces mots : «Un pays se construit avec des bâtisseurs et non des casseurs.» Les «casseurs» viennent pourtant de lui ravir le pouvoir, à la loyale.