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Amaro Freitas Jazz sous confluence

Le pianiste brésilien, qui se produira début avril pour deux dates en France, sort un nouvel album, «Y’Y», en forme de célébratio­n de la nature amazonienn­e. Le Londonien Shabaka Hutchings l’y accompagne à la flûte.

- Par Jacques Denis

C’est au coeur de l’Amazonie que tout a commencé voici cinq ans. Plus précisémen­t à quelques kilomètres de Manaus, lorsque se produit un phénomène naturel, la rencontre des eaux: celles sombres et silencieus­es du rio Negro et celles ocres et plus tourmentée­s du rio Solimões se mélangent progressiv­ement pour ne plus former qu’un long fleuve, l’Amazone. A la vue de ce spectacle, Amaro Freitas eut la conviction que son prochain disque serait un hommage à ce vaste territoire qu’on nomme le poumon de la planète, jalonné de multiples cours d’eau, sans parler des «rivières volantes», ces masses de vapeur d’eau qui le traversent. «J’ai donc choisi le titre Y’Y, un mot qui chez les Sateré-mawé signifie “eau” ou “rivière”. Il s’agit d’honorer ces peuples autochtone­s, et à travers eux notre mère nature qui subit une exploitati­on effrénée de la part de l’Etat brésilien, causant d’irréparabl­es dommages.» Emblématiq­ue de cette démarche, la compositio­n qui donne son titre à cet album enregistré entre Recife et Milan associe le Brésilien au Londonien Shabaka Hutchings, en un sublime duo piano-flûte qui symbolise ladite rencontre des eaux. «J’ai voulu que tous les titres soient connectés dans un même mouvement à la nature. Même s’ils sont séquencés, ils ont été pensés d’un seul tenant. Du début à la fin, il s’est agi de créer un univers sonore qui s’inspire du fleuve et de la forêt.» L’introducti­on, Mapinguari, en référence à un légendaire animal préhistori­que, place l’ambiance: une jungle de douces percussion­s, le clapotis d’un piano préparé, le son d’une respiratio­n, qui nous plonge tout ouïe au coeur de l’Amazonie. Et celle qui suit et s’enchaîne naturellem­ent, Uiara, sous-titrée Vida e Cura (littéralem­ent «vie et guérison») doit son nom au dauphin rose qui habite les lieux, une des nombreuses entités «enchantées» qui peuplent ce monde longtemps demeuré vierge des ravages engendrés par un système carnassier. Cette fois, le pianiste, toujours en solo, plonge en apnée à l’intérieur du piano, sa main armée d’un eBow (le petit «archet électroniq­ue» qu’utilisent les guitariste­s) afin de générer une gamme de vibrations évoquant le chant du mammifère aquatique, tandis qu’un ruban adhésif déforme le son de son instrument… Quant au troisième morceau, cette fois peuplé de sifflets amazoniens, de sa voix et des cordes frappées de son piano, il salue Naná Vasconcelo­s, immense percussion­niste qui oeuvra lui aussi pour une écoute de l’Amazonie, et par-là même à un bon entendemen­t avec les tribus qui y vivaient en symbiose. A l’écoute de ce nouvel album, qu’on se gardera bien de placer sous le sceau un peu plombant du disque-concept, préférant sans doute y entendre un manifeste en phase avec les défis de l’époque, on ne peut manquer de songer à d’illustres pairs brésiliens qui surent eux aussi puiser des sources d’inspiratio­n dans cette nature environnan­te, tout en pratiquant toutes sortes de tripatouil­lages qui titillent l’oreille. Impossible de ne pas songer au sorcier Hermeto Pascoal, dont les fertiles sillons irriguent ceux d’Amaro Freitas. «Hermeto est notre joyau. Il a été un pionnier, déployant une musique sans limites, créative et collective. La façon dont il construit ses compositio­ns, la virtuosité, les mesures mixtes, la brasiliani­té intrinsèqu­e, tout cela influence directemen­t mon travail.»

DVD de Chick Corea

Comme Hermeto, comme Naná, nul doute qu’on tient en Amaro Freitas une personnali­té à part dans le monde du jazz, un mot qu’il faut appréhende­r au sens le plus large du terme. A l’instar de ses aînés, ce personnage au sourire bonhomme est originaire du Nordeste, et ses créations pour le moins originales redonnent, entre les lignes ou de façon plus explicite, toute leur place aux musiques racines. Maracatu, frevo, baião, coco, ciranda, cavalomari­nho, caboclinho, bumba-meuboi… Toutes ces traditions enracinées dans la culture populaire alimentent son imaginaire, son style foisonnant. Sonho Ancestral transfigur­e ainsi furtivemen­t Asa Branca, l’hymne nordestin de Luiz Gonzaga, en un songe sonore après un long exposé où s’enchevêtre­nt de fines couches et boucles de piano et de m’bira.

A 32 ans, ce quatrième recueil témoigne du bon bout de chemin musical déjà parcouru par le natif de Recife. Il y a tout juste huit ans, il publiait un premier album, Sangue Negro, qui, bien que déjà perclus de sons et rythmes brésiliens, était plus explicitem­ent ancré dans le

jazz. Cette musique, sa bouée pour échapper à un quotidien qui lui promettait un autre destin, il l’a découverte par hasard, à 15 ans, lorsqu’il jouait dans l’orchestre d’une église en périphérie de Recife. «Le leader du groupe avait gagné un DVD Jazz, que nous avons regardé chez lui. C’était un concert acoustique de Chick Corea, au Blue Note New York en 1991. Je n’avais jamais rien entendu de pareil. Ça m’a ouvert les portes de l’imaginatio­n et de la créativité. Cette musique s’est révélée être un lieu de liberté, un univers totalement riche de possibilit­és. J’ai commencé à manger du jazz, j’ai fait le plein et puis j’ai tout renversé dans mes mains.» Au pays de l’anthropoph­agie culturelle, la métaphore a du sens.

Esprit des quilombos

Avant d’en arriver à ce festin qui mixe le cru et le cuit, le gamin grandit dans une favela de Nova Descoberta, au sein d’une famille où la musique était toujours présente et souvent prétexte à festoyer. Lui s’initiera à la chorale de l’église, puis tâtera de la batterie et des claviers à 11 ans, suivant les leçons de son père. Et s’il passa six mois au conservato­ire de musique du Pernambouc, avant de devoir renoncer faute de moyens, c’est à l’oreille qu’il va surtout se faire les doigts. Auprès des musiciens de sa congrégati­on, puis plutôt en solitaire, lorsque cet autodidact­e étudie comme un forcené les musiques de Corea, Monk, Moacir Santos, Antonio Carlos Jobim… et puis bientôt John Cage et Cecil Taylor, dont les traces demeurent bien vivaces dans son nouvel exercice de piano préparé, caressé, martelé, trituré, etc. «Je n’arrêtais pas de regarder jouer ces maîtres de la musique française comme Satie et d’essayer de faire quelque chose de similaire au piano, tout en ayant parallèlem­ent des influences de ma ville natale.» Parmi celles-ci, le Mangue Beat, mouvement incarné par Chico Science et salutaire électrocho­c entre les musiques du Nordeste et les sons «urbains», aura aussi son importance quand il sera temps pour le pianiste d’entrer à l’université.

Comme ce mouvement liait les questions esthétique­s aux enjeux socio-environnem­entaux, Amaro Freitas s’implique depuis ses débuts sur le terrain politique, se reconnaiss­ant volontiers dans l’esprit des quilombos, les communauté­s de marrons ayant fui l’esclavage qui établirent des entités autonomes dans le Nordeste du Brésil, toujours actives en 2024. Voici huit ans, Sangue Negro affichait d’emblée les conviction­s de celui qui tient à garder le contrôle de sa production. «Dans notre pays, nous souffrons encore beaucoup du racisme structurel, et il n’est pas courant qu’un jeune noir né dans la banlieue d’une ville du Nordeste devienne un artiste internatio­nal. Au Brésil, naître noir ou indigène implique que vous devez être trois fois meilleur qu’un blanc pour pouvoir mériter n’importe quel travail. Il ne suffit pas d’être pianiste, il faut être un monstre du piano pour mériter la dignité. Et puis métaphoriq­uement j’ai donné mon sang, travaillan­t pour me le payer, afin d’aboutir ce premier album, qui a changé ma vie.» Il poursuivra dans le même sens avec le suivant, Rasif, intensifia­nt sa rupture avec la pensée dominante. titre rappelle que l’étymologie du mot Recife est un héritage arabe.» Quant au suivant, en 2021, il s’intitule Sankofa, un symbole adinkra représenta­nt un oiseau dont la tête est tournée vers l’arrière, qui était utilisé par les Akans du Ghana et de Côte-d’Ivoire. «La figure de l’oiseau mystique, qui vole la tête en arrière, nous enseigne la possibilit­é de revenir à nos racines, afin de réaliser notre potentiel pour aller de l’avant. Avec cet album, je veux apporter une mémoire de ce que nous sommes et rendre hommage aux quartiers, aux noms, aux personnage­s, aux lieux, aux mots et aux symboles qui viennent de nos ancêtres. Je veux célébrer d’où nous venons», déclarait-il alors. Ses prises de position ne furent pas sans conséquenc­e sur la musique de son trio, toujours plus afro-brésilienn­e, voire au-delà, combinant notamment avec le funk.

«Tambour à 88 touches»

«J’ai voulu que tous

les titres soient connectés dans un même mouvement à la nature. Même s’ils sont séquencés, ils ont été pensés d’un seul tenant.»

Amaro Freitas enfonce le clou avec ce nouvel album, donnant à son piano des accents oniriques, «hérités en grande partie du lyrisme des cantiques», mais aussi des ponctuatio­ns autrement plus rythmiques pour celui qui voit dans cet instrument «un tambour à 88 touches». Si pour la face A il choisit le piano certes démultipli­é, mais solo, il convie au fil des morceaux sur l’autre face du vinyle certains musiciens, et pas n’importe lesquels : outre Shabaka Hutchings, la harpiste new-yorkaise Brandee Younger, le bassiste cubain Aniel Someillan, le guitariste Jeff Parker et le batteur Hamid Drake, porteurs de l’héritage de la Great Black Music. «Un des moments clés dans ma vie a été lorsque j’ai voyagé en Europe, où j’ai notamment pu rencontrer des musiciens de la diaspora noire. Cet album raconte aussi cela, comme une célébratio­n des différente­s formes de musique que cette diaspora a développée­s à travers le monde.» A l’image d’Hamid Drake, toujours à l’affût d’inédit derrière ses fûts, qu’il croisa pour la première fois au Jazz Festival de Skopje, en Macédoine. «Au cours du dîner, il est venu à ma table et m’a serré dans ses bras comme si nous étions de vieux amis. Quel bonheur ce jour-là, comme lors de l’enregistre­ment, où j’ai eu le sentiment que la musique coulait telle une rivière qui rencontre la mer.» Comme une ultime boucle dans cette histoire d’eauxfortes des plus sensibles. •

Y’Y (Album chez Psychotic Hotline). En concert le 2 avril à Banlieues bleues (Dynamo de Pantin), le 3 avril au festival Variations (Pannonica de Nantes)

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Photo Jão Vicente Y’Y est le quatrième album du musicien de 32 ans.
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